11-Match point

Séance N°11 : 12 Mai 2016
Match Point
 W. Allen
2005








A/ ÉTUDE DU FILM
 

  • Commentaire philosophique

Une balle de tennis qui heurte le bord du filet et s’élève dans les airs avant de retomber d’un coté ou de l’autre. Quel joueur marquera le point ? Le devra-t-il à son jeu ou à la chance ? Cette interrogation prendra tout son sens lorsque Chris échappera à l’arrestation grâce au rebond d’une bague. Woody Allen nous présente ainsi Match Point comme une interrogation sur la part de la contingence à l’œuvre dans l’existence. La contingence n’est pas le hasard. Celui-ci, comme Aristote l’a montré, réside essentiellement dans l’ignorance et l’étonnement anthropocentrique devant un évènement dont les causes, strictement déterminées, nous échappent en raison de leur complexité et prennent l’apparence de l’intentionnalité. « Quel hasard ! » dirons-nous devant un évènement qui coïncide avec ce que nous aurions pu souhaiter. La contingence, elle, est vraiment indéterminée. C’est ce qui peut, indifféremment, être ou ne pas être. Ce qui peut être sans avoir aucune raison d’être. Ainsi la contingence est-elle arbitraire et absurde, c’est par elle qu’un meurtrier peut échapper aux poursuites et un innocent être accusé. Pas de sens, pas de justice. Il est rare qu’une histoire de double assassinat s’achève sur le succès de l’assassin. Chris a réussi à éliminer celle qui risquait faire s’effondrer son ascension sociale, une vie rêvée au sein de l’élite londonienne s’ouvre devant lui. Sera-t-il poursuivi par le fantôme de Nola ? Connaîtra-t-il le remord ou l’angoisse à l’idée que la vérité, un jour, de manière tout aussi imprévisible que le coup de chance qui l’a sauvé, ressurgisse ? Rien dans la fin de Match Point ne nous l’assure. A la différence de Crime et châtiment où Raskolnikov est tourmenté par son crime au point qu’il se livrera lui-même et cherchera la rédemption dans sa punition, Chris semble surtout soulagé et près à tourner la page en oubliant ce qui pour lui a été un épisode terrible parce qu’il pouvait tout perdre. Car si Chris n’a pas su partager la passion de Nola, c’est que chez lui une autre passion était bien plus forte : passion égoïste de soi-même, de son intérêt, de son ambition, de son aspiration à la richesse et au pouvoir. Cette passion aussi était présente chez Nola, elle avait l’ambition d’être actrice et, sans doute, d’être ainsi riche et célèbre. Mais voilà, sa force et son talent n’étaient sans doute pas suffisants, elle se décourage comme elle s’est rapidement découragée devant la supériorité écrasante de Chris au ping-pong lors de leur première rencontre. Chris et Nola sont deux représentants des aspirations individuelles à s’élever, de la masse démocratique anonyme aux plus hautes sphères, avec comme atout principal leur apparence physique. Devant l’échec, Nola renonce, elle n’aspire plus qu’à vivre une vie de famille heureuse et ordinaire avec le père de son enfant. Mais Chris, lui, est en passe de réussir et il ne voit plus, du coup, sa relation avec Nola que comme une faiblesse stupide qui risque de tout compromettre. Bien sûr, comme il est avide et sans scrupule, il aurait bien aimé pouvoir concilier les deux : une vie aristocratique et glamour d’un coté, la passion charnelle de l’autre. Mais ce n’est pas possible, Nola le contraint à choisir. Il élimine la contrainte en éliminant Nola et il suit le chemin de la passion la plus forte. Son choix a beau être motivé par la force de son avidité il construit son projet de façon parfaitement rationnelle. Le crime n’est pas lui-même impulsif, il est froidement prémédité et calculé. Chris a pensé à tout et surtout à construire un mobile qui éloigne les soupçons. Or, voici ce que son plan a de plus criminel : pour donner une fausse piste aux enquêteurs Chris va tuer la voisine de Nola en maquillant ce crime en cambriolage. Chris ne tue pas une personne, celle qui le menace directement, mais deux et même trois si on compte l’enfant que porte Nola, le propre enfant de Chris. De jeune prof de tennis talentueux et plutôt sympathique Chris est donc devenu un meurtrier, mais un meurtrier chanceux qui, au final, bénéficie d’un imprévu. Woody Allen a filmé avec une vérité psychologique extraordinaire la tension, la peur, la fébrilité de Chris dans la préparation et la réalisation de son crime. Le réalisme est ici remarquable : aucune facilité, Chris tremble, il manque de peu se faire surprendre par sa femme avec son fusil, mais il est déterminé et il va jusqu’au bout dans l’horreur. Ce que Woody Allen nous donne à voir est d’une noirceur absolue : cette contingence de la balle de tennis est la métaphore d’un monde sans Dieu et sans justice où la réussite se construit sur le crime, où la raison est au service de la passion et non du devoir.
PF


  • Textes philosophiques


" À la base, la passion des amants prolonge dans le domaine de la sympathie morale la fusion des corps entre eux. Elle la prolonge ou elle en est l’introduction. Mais pour celui qui l’éprouve, la passion peut avoir un sens plus violent que le désir des corps. Jamais nous ne devons oublier qu’en dépit des promesses de félicité qui l’accompagnent, elle introduit d’abord le trouble et le dérangement. La passion heureuse elle-même engage un désordre si violent que le bonheur dont il s’agit, avant d’être un bonheur dont il est possible de jouir, est si grand qu’il est comparable à son contraire, -à la souffrance. Son essence est la substitution d’une continuité merveilleuse entre deux êtres à leur discontinuité persistante. Mais cette continuité est surtout sensible dans l’angoisse, dans la mesure où elle est inaccessible, dans la mesure où elle est recherche dans l’impuissance et le tremblement. Un bonheur calme où l’emporte un sentiment de sécurité n’a de sens que l’apaisement de la longue souffrance qui l’a précédé. Car il y a, pour les amants, plus de chance de ne pouvoir longuement se rencontrer que de jouir d’une contemplation éperdue de la continuité intime qui les unit.
Les chances de souffrir sont d’autant plus grandes que seule la souffrance révèle l’entière signification de l’être aimé. La possession de l’être aimé ne signifie pas la mort, au contraire, mais la mort est engagée dans sa recherche. Si l’amant ne peut posséder l’être aimé, il pense parfois à le tuer : souvent il aimerait mieux le tuer que le perdre. Il désire en d’autres cas sa propre mort. Ce qui est en jeu dans cette furie est le sentiment d’une continuité possible aperçue dans l’être aimé. Il semble à l’amant que seul l’être aimé – cela tient à des correspondances difficiles à définir, ajoutant à la possibilité d’union sensuelle celle de l’union des cœurs, – il semble à l’amant que seul l’être aimé peut en ce monde réaliser ce qu’interdisent nos limites, la pleine confusion de deux êtres, la continuité de deux êtres discontinus. La passion nous engage ainsi dans la souffrance, puisqu’elle est, au fond, la recherche d’un impossible et, superficiellement, toujours celle d’un accord dépendant de conditions aléatoires. Cependant, elle promet à la souffrance fondamentale une issue. Nous souffrons de notre isolement dans l’individualité discontinue. La passion nous répète sans cesse : si tu possédais l’être aimé, ce cœur que la solitude étrangle formerait un seul cœur avec celui de l’être aimé. Du moins en partie, cette promesse est illusoire. Mais dans la passion, l’image de cette fusion prend corps, parfois de différente façon pour chacun des amants, avec une folle intensité. Au-delà de son image, de son projet, la fusion précaire réservant la survie de l’égoïsme individuel peut d’ailleurs entrer dans la réalité. Il n’importe : de cette fusion précaire en même temps profonde, le plus souvent la souffrance – la menace d’une séparation – doit maintenir la pleine conscience ".


Georges BATAILLE, L’érotisme (1957), 10-18, U.G.E., 1965, pp. 24-25.
« Ce coeur que la solitude étrangle»




" Guerre intestine de l’homme entre la raison et les passions. S’il n’avait que la raison sans passions… S’il n’avait que les passions sans raison… Mais ayant l’un et l’autre, il ne peut être sans guerre, ne pouvant avoir la paix avec l’un qu’ayant guerre avec l’autre : ainsi il est toujours divisé, et contraire à lui-même.
— Cette guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions, et devenir dieux ; les autres ont voulu renoncer à la raison, et devenir bêtes brutes (Des Barreaux*). Mais ils ne l’ont pu, ni les uns ni les autres ; et la raison demeure toujours, qui accuse la bassesse et l’injustice des passions, et qui trouble le repos de ceux qui s’y abandonnent ; et les passions sont toujours vivantes dans ceux qui y veulent renoncer."


Pascal, Pensées (1670), 412-413 (Éd. Brunschvicg), 
Bibliothèque de la Pléiade, Éd. Gallimard, 1954, p. 1168.


* Épicurien du XVIIe siècle. On raconte qu’à la fois débauché et athée, il revenait à la foi quand il se sentait malade.




"Rien n’est plus ordinaire en philosophie, et même dans la vie courante, que de parler du combat de la passion et de la raison, de donner la préférence à la raison et d’affirmer que les hommes ne sont vertueux que pour autant qu’ils se conforment à ce qu’elle leur ordonne. Toute créature raisonnable, dit-on, est obligée de régler ses actions par la raison ; et si quelque autre motif ou principe disputait la direction de sa conduite, elle devrait s’y opposer jusqu’à le soumettre complètement ou, du moins, le mettre en conformité avec ce principe supérieur. La plus grande partie de la philosophie morale, ancienne ou moderne, semble se fonder sur cette façon de penser ; et il n’est pas de terrain plus ample, tant pour l’argumentation métaphysique que pour les déclamations populaires, que la prééminence supposée de la raison sur la passion. Pour avantager la première, on a fait étalage de son éternité, de son immutabilité, de son origine divine et l’on a insisté avec la même force sur l’aveuglement, l’inconstance, la puissance trompeuse de l’autre. Pour manifester la fausseté de toute cette philosophie, je chercherai à prouver d’abord que la raison ne peut jamais être à elle seule un motif pour une action de la volonté. Puis en second lieu, qu’elle ne peut jamais s’opposer à la passion pour diriger la volonté.

L’entendement s’exerce de deux façons différentes, selon qu’il juge par démonstration ou par probabilité, autrement dit, selon qu’il considère les relations abstraites entre nos idées ou les relations d’objets sur lesquelles l’expérience seule nous informe. Je crois qu’il sera difficile d’affirmer que la première sorte de raisonnement est à elle seule la cause d’une action. Comme son domaine spécifique est le monde des idées et comme la volonté nous place toujours dans celui des réalités, la démonstration et la volition semblent, pour cette raison, totalement disjointes l’une de l’autre. Sans doute les mathématiques sont-elles utiles dans toutes les activités mécaniques et l’arithmétique dans presque tous les arts et métiers ; mais elles n’ont pas par elles-mêmes cette influence. La mécanique est l’art de régler les mouvements des corps en vue d’une fin ou de quelque but que l’on se propose ; et la seule raison qui nous fait utiliser l’arithmétique pour établir les propositions entre les nombres, c’est que nous pouvons découvrir par son moyen les proportions de leur influence et de leur action. Pourquoi un marchand désire-t-il faire le bilan de ses comptes avec une personne sinon pour apprendre par là de quelle somme, équivalente par ses effets à son stock de marchandises, il disposera pour payer ses dettes et s’approvisionner ? Par conséquent, le raisonnement abstrait ou démonstratif n’influence jamais aucune de nos actions, sinon par sa direction de notre jugement concernant les causes et les effets ; ce qui nous conduit à la seconde activité de l’entendement.

Il est clair que, lorsque nous prévoyons de souffrir d’un objet quelconque ou d’en tirer du plaisir, il s’ensuit une émotion d’aversion ou de propension et une inclination soit à éviter ce qui nous procurera ce malaise, soit à étreindre ce qui nous contentera. Il n’est pas moins clair que cette émotion ne s’en tient pas là ; et que, nous portant à jeter nos vues de tous côtés, elle embrasse tout ce qui se trouve en connexion avec l’objet d’origine selon la relation de cause à effet. Le raisonnement intervient donc ici pour découvrir cette relation ; et en fonction de la variation de notre raisonnement, nos actions varient subséquemment. Mais il est évident, dans ce cas, que l’impulsion ne provient pas de la raison qui ne fait que la diriger. C’est la perspective de la souffrance et du plaisir qui éveille l’aversion ou la propension à l’égard d’un objet ; ces émotions s’étendent aux causes et aux effets que la raison et l’expérience nous indiquent. La question de savoir lesquels, parmi les objets, sont causes et lesquels sont effets, ne saurait présenter le moindre intérêt si l’ensemble des causes et des effets nous était indifférent. Lorsque les objets eux-mêmes ne nous affectent pas, ils ne peuvent jamais gagner d’influence par leur connexion ; et il est évident que, comme la raison n’est rien d’autre que la découverte de cette connexion, ce ne peut être par son moyen que les objets sont susceptibles de nous affecter.

Puisque la raison ne peut jamais, à elle seule, ni produire une action, ni susciter une volition, j’en infère que cette même faculté n’est pas davantage capable d’empêcher une volition ou de disputer la préférence à une passion ou à une émotion. C’est là une conséquence nécessaire. Il est impossible que la raison puisse avoir cet effet d’empêcher la volition, sans donner une impulsion dans la direction contraire à notre passion ; une impulsion qui, à elle seule, aurait pu produire une volition. Rien ne peut s’opposer à l’impulsion d’une passion ou la retarder, si ce n’est une impulsion contraire ; et si cette impulsion contraire pouvait provenir de la raison, cette dernière faculté devrait alors avoir une influence originelle sur la volonté et devrait pouvoir causer, tout autant qu’empêcher, un acte de volition. Mais si la raison n’a pas cette influence originelle, il ne lui est pas possible de résister à un principe qui a cette efficacité, ni même de maintenir l’esprit en suspens, ne serait-ce qu’un instant. Ainsi il apparaît que le principe qui s’oppose à notre passion ne peut s’identifier à la raison, et que ce n’est pas au sens propre qu’on l’appelle ainsi. Nous ne parlons pas rigoureusement et philosophiquement lorsque nous discourons du combat de la passion et de la raison. La raison est et ne doit qu’être l’esclave des passions ; elle ne peut jamais prétendre remplir un autre office que celui de les servir et de leur obéir. Comme cette opinion peut apparaître quelque peu extraordinaire, il ne sera pas déplacé de la confirmer par quelques autres considérations.

Une passion est une existence originelle, ou, si l’on veut, une modification originelle de l’existence ; elle ne contient aucune qualité représentative qui en fasse une copie d’une autre existence ou d’une autre modification. Quand j’ai faim, je suis réellement sous l’emprise de la passion et, dans cette passion, je ne me réfère pas davantage à un autre objet que lorsque j’ai soif, suis malade ou mesure plus de cinq pieds de haut. Il est donc impossible que la vérité et la raison puissent s’opposer à cette passion ou que celle-ci puisse contredire celles-là, puisque cette contradiction consiste dans le désaccord des idées, considérées comme des copies, avec les objets qu’elles représentent.

Ce qui peut se présenter sur ce chapitre, c’est que, comme, d’une part, rien ne peut être contraire à la vérité ou à la raison sauf ce qui s’y réfère et comme, d’autre part, seuls les jugements de notre entendement ont cette référence, il s’ensuit que les passions peuvent être contraires à la raison dans la seule mesure où elles s’accompagnent de quelque jugement ou de quelque opinion. Selon ce principe, qui est si évident et si naturel, c’est seulement en deux sens qu’une affection peut être dite déraisonnable. D’abord, quand une passion telle que l’espoir ou la crainte, le chagrin ou la joie, le désespoir ou la sérénité, se fonde sur la supposition de l’existence d’objets qui en réalité n’existent pas. En second lieu, quand, pour satisfaire une passion, nous choisissons des moyens inappropriés à la fin visée et jugeons faussement des causes et des effets. Lorsqu’une passion ne se fonde pas sur des suppositions fausses et qu’elle ne recourt pas à des moyens inappropriés à sa fin, l’entendement ne peut ni la justifier, ni la condamner. Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt. Il n’est pas contraire à la raison que je choisisse d’être totalement ruiné pour empêcher le moindre malaise d’un Indien ou d’une personne qui m’est totalement inconnue. Il n’est pas davantage contraire à la raison que je préfère, même en connaissance de cause, un moindre bien à mon plus grand bien, et que j’éprouve une affection plus ardente pour le premier que pour le second. Un bien trivial peut, en raison de circonstances particulières, produire un désir supérieur à celui que suscite le contentement le plus considérable et le plus estimable ; et il n’y a rien de plus extraordinaire en cela que de voir, en mécanique, un poids d’une livre en soulever un de cent, grâce à l’avantage de sa situation. En bref, une passion doit s’accompagner d’un jugement faux pour être déraisonnable ; et même alors, ce n’est pas la passion qui, à proprement parler, est déraisonnable, c’est le jugement1.

Les conséquences sont évidentes. Puisqu’une passion ne peut jamais, en aucun sens, être appelée déraisonnable, sauf quand elle se fonde sur une supposition fausse ou quand elle choisit des moyens inappropriés pour la fin projetée, il est impossible que la raison et la passion puissent jamais s’opposer l’une à l’autre ou se disputer le gouvernement de la volonté et des actions. Dès que nous nous apercevons de la fausseté d’une supposition ou de l’insuffisance de certaines moyens, nos passions cèdent à notre raison, sans opposition. Je puis désirer un fruit pour son goût excellent ; mais si vous me persuadez de mon erreur, je cesse de le désirer. Je puis vouloir accomplir certaines actions afin d’obtenir un bien désiré ; mais comme ce vouloir est seulement subordonné et se fonde sur la supposition d’une causalité entre mes actes et l’effet recherché, dès que je m’aperçois de la fausseté de cette supposition, mes actions me deviennent nécessairement indifférentes.

Il est naturel, pour quiconque n’examine pas les objets d’un œil rigoureusement philosophique, d’imaginer comme tout à fait identiques des actions de l’esprit qui ne produisent pas une sensation différente et ne sont pas immédiatement discernables au sentir et à la perception. La raison, par exemple, s’exerce sans produire d’émotion sensible ; et, sauf dans les spéculations philosophiques les plus sublimes ou dans les frivoles subtilités des écoles, elle ne transmet que bien rarement un plaisir ou un malaise. De là vient que toute activité de l’esprit qui agit avec la même sérénité et la même tranquillité que la raison se confond avec elle chez tous ceux qui jugent des choses à première vue et sur leur première apparence. Or il est sûr qu’il existe certains désirs et tendances calmes2 qui, tout en étant des passions bien réelles, produisent peu d’émotion dans l’esprit et sont mieux connus par leurs effets que par la sensation ou le sentiment immédiats. Ces désirs sont de deux sortes : ou bien ce sont des instincts implantés originellement dans nos natures, comme la bienveillance et le ressentiment, l’amour de la vie et la tendresse envers les enfants ; ou bien l’appétit général pour le bien et l’aversion pour le mal, considérés simplement comme tels. Quand certaines de ces passions sont calmes et ne causent pas de désordre dans l’âme, on s’empresse de les prendre pour des déterminations de la raison et de supposer qu’elles proviennent de la même faculté que celle qui juge de la vérité et de l’erreur. On a supposé que leur nature et leurs principes étaient les mêmes parce que la différence entre leurs sensations n’était pas évidente.

Outre ces passions calmes qui déterminent souvent la volonté, on trouve certaines émotions violentes de même genre qui exercent également une grande influence sur cette faculté. Quand je suis victime d’une injustice de la part d’un autre, je ressens souvent une passion violente de ressentiment3 qui me fait désirer à son encontre du mal et une punition4, indépendamment de toute considération de plaisir et d’avantage personnels. Quand je suis immédiatement menacé par un mal cruel, mes craintes, mes appréhensions et mes aversions se portent à un niveau élevé et produisent une émotion sensible.

C’est l’erreur commune des métaphysiciens d’avoir attribué la direction de la volonté à l’un de ces principes exclusivement, en supposant l’inefficience de l’autre. Les hommes agissent souvent sciemment contre leur intérêt : la vue du plus grand bien possible ne les influence donc pas toujours. Les hommes répriment souvent une violente passion dans la poursuite de leurs intérêts et de leurs buts ; le malaise présent ne saurait donc seul les déterminer. Nous pouvons observer en général que ces deux principes agissent sur la volonté et que, lorsqu’ils se contrarient, l’un d’eux prend l’avantage, selon le caractère général de la personne ou selon sa disposition présente. Ce que nous appelons force d’âme implique la prééminence des passions calmes sur les violentes ; quoiqu’il ne soit pas difficile de voir qu’il n’est pas d’homme assez constamment vertueux qu’il ne cède jamais, à l’occasion, aux sollicitations de la passion et du désir. Ces variations de tempérament rendent très difficile une décision touchant les actions et les résolutions des hommes, en cas de contrariété de motifs et de passions5."


Hume, Traité de la nature humaine. 
Livre II, Partie III, Section III : “Sur les motifs qui influencent la volonté”.


1 Toute cette discussion rappelle fort l’échange entre Socrate et Protarque dans le Philèbe, lorsqu’il s’agit de savoir si un plaisir, une douleur ou, plus généralement, une passion, peuvent être dits vrais ou faux. Si Protarque admet que l’on puisse dire vraie ou fausse l’opinion qui accompagne une passion, il n’admet pas – contraire­ment à Socrate – que cette qualité puisse se transmettre à la passion même (36c-41a). On peut évidemment aussi penser à Malebranche, que Hume cite souvent et dont les positions expliquées dans le célèbre passage du Traité de morale (I, 1, 5 12-13) sont ici vivement contrecarrées.

2 Le « calme » était déjà traité par Aristote dans la Rhétorique (II, 3) comme une passion au même titre que la colère, la haine, etc. Hume lui donne toutefois plus de portée que celle d’être « le retour à l’état normal et l’apaisement de la colère » (1380 a 8-9).

3 Le lecteur aura sans doute remarqué que si le ressentiment est ici traité comme une passion violente, il l’était à l’alinéa précédent comme une passion calme. Il ne s’agit toutefois pas d’une contradic­tion chez Hume : ce qui est ressenti comme calme peut très bien être plus fort que ce qui est ressenti comme violent ; c’est l’accès à la motilité qui est ici déterminant pour juger de la force d’une passion. La croyance que nous avons en la réalité (des objets extérieurs, des personnes qui nous entourent…) est à la fois toute puissante et, la plupart du temps, ressentie doucement ; une colère peut être ressentie comme puissante : elle le sera toutefois, en dépit de ses éclats, moins que la précédente croyance. Ainsi, on comprend qu’une même passion (par exemple, le ressentiment) puisse, en rapport différent avec la réalité, être ressentie comme forte ou comme faible. La volonté fait fonction de gardienne du principe de réalité.

4 Ce point ressort très bien de la définition donnée par Aristote de la colère dans la Rhétorique, II, 2. Le trait suivant, qui souligne l’indépendance de certaines de mes passions violentes à l’égard de mon intérêt personnel, se trouve également chez Aristote. La Rhétorique soutient le paradoxe que l’envie même ne doit rien à cet intérêt, mais se trouve en rapport avec des règles de droit (positif ou naturel) que j’estime transgressées.

5 Cet alinéa sera repris dans la Dissertation (V, 4). L’alinéa précédent fournira la matière des alinéas 1, 2, 3 de la Dissertation (V) ; mais la Dissertation les accentue davantage dans le sens d’une philosophie de l’intérêt.






"Les passions sont des gangrènes pour la raison pure pratique et, dans la plupart des cas, elles sont incurables, parce que le malade ne veut pas être guéri et se soustrait à la domination du principe d’après lequel seulement la guérison pourrait advenir. Dans le domaine de la sensibilité pratique aussi, la raison va de l’universel au particulier en suivant le principe selon lequel il faut éviter, par complaisance pour une inclination unique, de rejeter toutes les autres dans l’ombre ou de les tenir à l’écart, mais veiller au contraire à ce qu’elle puisse coexister avec la somme de toutes les inclinations. L’ambition d’un homme peut certes toujours être une orientation, approuvée par la raison, de son inclination ; mais l’ambitieux veut néanmoins aussi être aimé des autres, il a besoin d’un commerce agréable avec autrui, de maintenir l’état de sa fortune, etc. Mais s’il est pas­sionnément ambitieux, il est aveugle à l’égard de ces fins que ses inclinations l’invitent pourtant à prendre aussi en compte, et la haine que les autres pourraient lui porter, la manière dont ses relations pourraient le fuir ou la façon dont ses dépenses pourraient l’exposer à la ruine, — tout cela, il le néglige. C’est là une folie (prendre ce qui n’est qu’une partie de ce qu’il vise pour la totalité de ses fins) qui contredit directement la raison elle-même dans son principe formel."

Kant ANTHROPOLOGIE DU POINT DE VUE PRAGMATIQUE DIDACTIQUE, livre III : de la faculté de désirer § 80… [Trad. Alain Renaut. GF. p. 236 sq.]




"Il n’est point vrai que le penchant au mal soit indomp­table, et qu’on ne soit pas maître de le vaincre avant d’avoir pris l’habitude d’y succomber. Aurélius Victor* dit que plusieurs hommes transportés d’amour ache­tèrent volontairement de leur vie une nuit de Cléopâtre, et ce sacrifice n’est pas impossible à l’ivresse de la passion. Mais supposons que l’homme le plus furieux, et qui com­mande le moins à ses sens, vît l’appareil du supplice, sûr d’y périr dans les tourments un quart d’heure après ; non seulement cet homme, dès cet instant, deviendrait supérieur aux tentations, il lui en coûterait même peu de leur résister : bientôt l’image affreuse dont elles seraient accompagnées le distrairait d’elles ; et, toujours rebutées, elles se lasseraient de revenir. C’est la seule tiédeur de notre volonté qui fait toute notre faiblesse, et l’on est toujours fort pour faire ce qu’on veut fortement ; volenti nihil difficile. Oh ! si nous détestions le vice autant que nous aimons la vie, nous nous abstiendrions aussi aisé­ment d’un crime agréable que d’un poison mortel dans un mets délicieux." 
* Aurélius Victor : De viris illustribus, 86. C’était un historien.

Rousseau, Émile. Livre IV [GF., p. 425-426]


" […] Pourquoi disons-nous d’une intensité supérieure qu’elle est plus grande ? Pourquoi pensons-nous à une plus grande quantité ou à un plus grand espace ? Peut-être la difficulté du problème tient-elle surtout à ce que nous appe­lons du même nom et nous représentons de la même manière des intensités de nature très différente, l’intensité d’un sentiment, par exemple, et celle d’une sensation ou d’un effort. L’effort s’accompagne d’une sensation musculaire, et les sensations elles-mêmes sont liées à certaines conditions physiques qui entrent vraisemblablement pour quelque chose dans l’appréciation de leur intensité ; ce sont là des phénomènes qui se passent à la surface de la conscience, et qui s’associent toujours, comme nous le verrons plus loin, à la perception d’un mouvement ou d’un objet extérieur. Mais certains états de l’âme nous paraissent, à tort ou à raison, se suffire à eux-mêmes : telles sont les joies et les tristesses profondes, les passions réfléchies, les émotions esthétiques. L’intensité pure doit se définir plus aisément dans ces cas simples, où aucun élément extensif ne semble intervenir. Nous allons voir, en effet, qu’elle se réduit ici à une certaine qualité ou nuance dont se colore une masse plus ou moins considérable d’états psychiques, ou, si l’on aime mieux, au plus ou moins grand nombre d’états simples qui pénètrent l’émotion fondamentale.  
Par exemple, un obscur désir est devenu peu à peu une passion profonde. Vous verrez que la faible intensité de ce désir consistait d’abord en ce qu’il vous semblait isolé et comme étranger à tout le reste de votre vie interne. Mais petit à petit il a pénétré un plus grand nombre d’éléments psychiques, les teignant pour ainsi dire de sa propre couleur ; et voici que votre point de vue sur l’ensemble des choses vous paraît maintenant avoir changé. N’est-il pas vrai que vous vous apercevez d’une passion profonde, une fois contractée, à ce que les mêmes objets ne produisent plus sur vous la même impression ? Toutes vos sensations, toutes vos idées vous en paraissent rafraîchies ; c’est comme une nouvelle enfance. Nous éprouvons quelque chose d’analogue dans certains rêves, ou nous n’imaginons rien que de très ordinaire, et au travers desquels résonne pourtant je ne sais quelle note originale. C’est que, plus on descend dans les profondeurs de la conscience, moins on a le droit de traiter les faits psychologiques comme des choses qui se juxtaposent. Quand on dit qu’un objet occupe une grande place dans l’âme, ou même qu’il y tient toute la place, on doit simplement entendre par là que son image a modifié la nuance de mille perceptions ou souvenirs, et qu’en ce sens elle les pénètre, sans pourtant s’y faire voir. Mais cette représentation toute dynamique répugne à la conscience réfléchie, parce qu’elle aime les distinctions tranchées, qui s’expriment sans peine par des mots, et les choses aux contours bien définis, comme celles qu’on aperçoit dans l’espace. Elle supposera donc que, tout le reste demeurant identique, un certain désir a passé par des grandeurs succes­sives : comme si l’on pouvait encore parler de grandeur là où il n’y a ni multiplicité ni espace ! Et de même que nous la verrons concentrer sur un point donné de l’organisme, pour en faire un effort d’intensité croissante, les contractions musculaires de plus en plus nombreuses qui s’effectuent sur la surface du corps, ainsi elle fera cristalliser à part, sous forme d’un désir qui grossit, les modifications progressives survenues dans la masse confuse des faits psychiques coexistants. Mais c’est là un changement de qualité, plutôt que de grandeur.

Ce qui fait de l’espérance un plaisir si intense, c’est que l’avenir, dont nous disposons à notre gré, nous apparaît en même temps sous une multitude de formes, également souriantes, également possibles. Même si la plus désirée d’entre elles se réalise, il faudra faire le sacrifice des autres, et nous aurons beaucoup perdu. L’idée de l’avenir, grosse d’une infinité de possibles, est donc plus féconde que l’avenir lui-même, et c’est pourquoi l’on trouve plus de charme à l’espérance qu’à la possession, au rêve qu’à la réalité.

Essayons de démêler en quoi consiste une intensité croissante de joie ou de tristesse, dans les cas exceptionnels où aucun symptôme physique n’inter­vient. La joie intérieure n’est pas plus que la passion un fait psychologique isolé qui occuperait d’abord un coin de l’âme et gagnerait peu à peu de la place. À son plus bas degré, elle ressemble assez à une orientation de nos états de conscience dans le sens de l’avenir. Puis, comme si cette attraction diminuait leur pesanteur, nos idées et nos sensations se succèdent avec plus de rapidité ; nos mouvements ne nous coûtent plus le même effort. Enfin, dans la joie extrême, nos perceptions et nos souvenirs acquièrent une indéfinissable qualité, comparable à une chaleur ou à une lumière, et si nouvelle, qu’à certains moments, en faisant retour sur nous-mêmes, nous éprouvons comme un étonnement d’être. Ainsi, il y a plusieurs formes caractéristiques de la joie purement intérieure, autant d’étapes successives qui correspondent à des modifications qualitatives de la masse de nos états psychologiques. Mais le nombre des états que chacune de ces modifications atteint est plus ou moins considérable, et quoique nous ne les comptions pas explicitement, nous savons bien si notre joie pénètre toutes nos impressions de la journée, par exemple, ou si quelques-unes y échappent. Nous établissons ainsi des points de division dans l’intervalle qui sépare deux formes successives de la joie, et cet acheminement graduel de l’une à l’autre fait qu’elles nous apparaissent à leur tour comme les intensités d’un seul et même sentiment, qui changerait de grandeur. On montrerait sans peine que les différents degrés de la tristesse correspondent, eux aussi, à des changements qualitatifs. Elle commence par n’être qu’une orientation vers le passé, un appauvrissement de nos sensations et de nos idées, comme si chacune d’elles tenait maintenant tout entière dans le peu qu’elle donne, comme si l’avenir nous était en quelque sorte fermé. Et elle finit par une impression d’écrasement, qui fait que nous aspirons au néant, et que chaque nouvelle disgrâce, en nous faisant mieux comprendre l’inutilité de la lutte, nous cause un plaisir amer. […]"

Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, in Œuvres, PUF, p. 9-11





@ « Manifestement, lorsque nous avons la perspective d’éprouver une douleur ou un plaisir par l’effet d’un objet, nous ressentons en conséquence une émotion d’aversion ou d’inclination et nous sommes portés à éviter ou à saisir ce qui nous prouvera ce malaise ou ce contentement. Manifestement aussi, cette émotion n’en reste pas là, mais elle nous fait porter nos vues de tous côtés et elle enveloppe tous les objets reliés à son objet primitif par la relation de cause à effet. C’est ici qu’intervient le raisonnement pour découvrir cette relation et, comme varie notre raisonnement, nos actions subissent une variation corrélative. Mais évidemment, dans ce cas, l’impulsion ne naît pas de la raison qui la dirige seulement. C’est la perspective d’une douleur ou d’un plaisir qui engendre l’aversion ou l’inclination pour un objet ; ces émotions s’étendent aux causes et aux effets de cet objet, puisque la raison et l’expérience nous les désignent. Cela ne pourrait nous intéresser le moins du monde de savoir que tels objets sont des causes et tels autres des effets, si les causes et les effets nous étaient également indifférents. Quand les objets eux-mêmes ne nous touchent pas, leur connexion ne peut jamais leur donner une influence ; il est clair que, comme la raison n’est rien que la découverte de cette connexion, ce ne peut être par son intermédiaire que les objets sont capables de nous affecter. (….) Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt. Il n’est pas contraire à la raison que je choisisse de me ruiner complètement pour prévenir le moindre malaise d’un Indien ou d’une personne complètement inconnue de moi. Il est aussi peu contraire à la raison de préférer à mon plus grand bien propre un bien reconnu moindre et d’aimer plus ardemment celui-ci que celui-là. Un bien banal peut, en raison de certaines circonstances, produire un désir supérieur à celui qui naît du plaisir le plus grand et le plus estimable ; et il n’y a là rien de plus extraordinaire que de voir, en mécanique, un poids d’une livre en soulever un autre de cent livres grâce à l’avantage de la situation. »

D. Hume, Traité de la nature humaine, Livre II, troisième partie, section III. 


« L’être raisonnable se rattache, comme intelligence, au monde intelligible, et ce n’est que comme cause efficiente appartenant à ce monde qu’il nomme sa causalité une volonté. D’un autre côté, il a pourtant aussi conscience de lui-même comme d’une partie du monde sensible, où ses actions se trouvent comme de simples manifestations phénoménales de cette causalité ; cependant la possibilité de ces actions ne peut être saisie au moyen de cette causalité que nous ne connaissons pas ; mais au lieu d’être ainsi expliquées, elles doivent être comprises, en tant que faisant partie du monde sensible, comme déterminées par d’autres phénomènes, à savoir des désirs et des inclinations. Si donc j’étais uniquement membre du monde intelligible, mes actions seraient parfaitement conformes au principe de l’autonomie de la volonté pure ; si j’étais seulement une partie du monde sensible, elles devraient être supposées entièrement conformes à la loi naturelle des désirs et des inclinations, par suite à l’hétéronomie de la nature. (…) Mais puisque le monde intelligible contient le fondement du monde sensible, et par suite aussi de ses lois, et qu’ainsi au regard de ma volonté (qui appartient entièrement au monde intelligible) il est un principe immédiat de législation, et puisque c’est aussi de cette manière qu’il doit être conçu, quoique par un autre côté je sois un être appartenant au monde sensible, je n’en devrai pas moins, comme intelligence, reconnaître que je suis soumis à la loi du premier, c’est-à-dire à la raison qui contient cette loi dans l’idée de liberté, et par là à l’autonomie de la volonté ; je devrai conséquemment considérer les lois du monde intelligible comme des impératifs pour moi, et les actions conformes à ce principe comme des devoirs. »

Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs.

 

@ « Maintenant songe si l’on peut surpasser un homme qui a une pensée juste relativement aux dieux, qui toujours reste sans crainte devant la mort, qui a mené à terme son raisonnement sur le but de la nature. Il voit distinctement à quel point l’on peut aisément atteindre et posséder le comble du bien, à quel point les limites du mal sont réduites, quant à la durée ou à l’intensité. Il perce à jour cette fatalité dont certains font la maîtresse du monde. Si certaines choses dépendent de la fortune, d’autres proviennent de nous. A la nécessité on ne saurait imputer une responsabilité ; le hasard, lui, est chose instable ; seul notre pouvoir propre, sans autre maître que nous-mêmes, est naturellement susceptible de blâme ou d’éloge.

D’ailleurs mieux vaudrait encore adopter les fables relatives aux dieux que de s’inféoder au destin des « physiciens », car du moins les fables donnent à espérer que les dieux fléchiront devant nos prières, alors que ce destin impose un cours inexorable.

Il ne faut pas avoir le préjugé que la fortune soit un dieu, comme la multitude le croit. Car un dieu n’agit point de façon désordonnée. Et il ne faut pas tomber dans le préjugé suivant lequel la fortune serait une sorte de cause incertaine ; car certains croient qu’elle préside à la distribution du bien et du mal parmi les hommes, faisant ainsi, et défaisant cependant, leur bonheur ou leur malheur.

Pense qu’il vaut mieux que la raison prévale devant la fortune plutôt que la fortune devant le raisonnement. Car il y a plus de beauté lorsque nos actions remportent un succès grâce à la fortune après qu’elles ont été déterminées par un juste jugement. »


Epicure, Lettre à Ménécée.



@ « Je n’ignore pas que beaucoup ont eu et ont l’opinion que les choses du monde sont gouvernées par la fortune et par Dieu, de telle manière que les hommes ne peuvent, avec leur prudence, les corriger, qu’au contraire ils n’y ont aucun remède. (…) A quoi pensant quelquefois, j’ai incliné en partie à leur opinion. Néanmoins, pour que notre libre arbitre ne soit pas anéanti, je juge qu’il peut être vrai que la fortune soit l’arbitre de la moitié de nos actions, mais qu’elle nous en laisse aussi gouverner l’autre moitié, ou à peu près. Et je compare celle-ci à un de ces fleuves dévastateurs qui, quand ils se mettent en colère, inondent les plaines, ruinent les arbres et les édifices, enlèvent un terrain de ce côté et le placent de cet autre. Chacun fuit devant eux, tous cèdent à leur assaut sans pouvoir y faire obstacle d’aucun côté. Et bien que les choses soient ainsi faites, il n’en reste pas moins que les hommes, quand les temps sont tranquilles, pourraient y pourvoir et avec des abris et avec des digues, de manière qu’en croissant ensuite, ou ils iraient par un canal ou leur assaut ne serait pas si dommageable ni licencieux. Il advient de même pour la fortune, qui démontre sa puissance là où on n’a ordonné aucune vertu pour lui résister. Et elle tourne ses assauts là où elle sait qu’on n’a pas fait de digues et d’abris pour la tenir. » 

Machiavel, Le prince, Chapitre 25.


@ « J’appelle toujours raison cette apparence de discours que chacun forge en soi ; cette raison, de la condition de laquelle il y en peut avoir cent contraires autour d’un même sujet, c’est un instrument de plomb et de cire, allongeable, ployable et accommodable à tout biais et à toutes mesures ; il ne reste que la suffisance de le savoir contourner. Quelque bon dessein qu’ait un juge, s’il ne s’écoute de prés, à quoi peu de gens s’amusent, l’inclination à l’amitié, à la parenté, à la beauté et à la vengeance, et non pas seulement choses si pesantes, mais cet instinct fortuit qui nous fait favoriser une chose plutôt qu’une autre, et qui nous donne, sans le congé de la raison, le choix en deux pareils sujets, ou quelque ombrage de pareille vanité, peuvent insinuer insensiblement en son jugement la recommandation ou défaveur d’une cause et donner pente à la balance. (….)

Chacun à peu près en dirait autant de soi, s’il se regardait comme moi. Les prêcheurs savent que l’émotion qui leur vient en parlant, les anime vers la créance, et qu’en colère nous nous adonnons plus à la défense de notre proposition, l’imprimons en nous et l’embrassons avec plus de véhémence et d’approbation que nous ne faisons étant en notre sens froid et reposé. »

Montaigne, Essais, Livre II, Chapitre XII.



@ « Cette guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux, les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bête brute. Mais ils ne l’ont pu ni les uns ni les autres, et la raison demeure toujours, qui accuse la bassesse et l’injustice des passions et qui trouble le repos de ceux qui s’y abandonnent. Et les passions sont toujours vivantes dans ceux qui y veulent renoncer. »  

B. Pascal, Pensées, 389.




  • Analyse cinématographique dans une perspective philosophique
    • Séquences étudiées

Lorsque le désir devient cette évidence partagée entre deux êtres, il scelle dans la plus grande simplicité un inexorable destin qui, même s'il est éphémère dans la passion ou pérenne dans l'amour, engendre le plus troublant des bouleversements.

Chris est un stratège qui n'aura pas le courage d'assumer sa passion amoureuse, de peur qu'elle ne bouleverse son "petit confort" acquis par sa seule ambition portée par une intelligence sociale hors norme. Ce film est un plaidoyer contre la faiblesse d'un homme qui ne pense qu'à sa seule perspective individuelle. Car l'excès lui fait peur, le débordement modifie son rapport au monde et aux autres. Sa rigidité croissante s'observe au fil du temps. En possédant de plus en plus les codes du milieu aristocratique de la haute bourgeoisie londonienne, Chris adopte une posture qui semble aller à l'encontre de sa nature. Comme Nola il souhaite acquérir un statut social. Il est prêt à tout pour le conquérir et surtout pour le conserver. Ancien tennisman de haut niveau à l'élégance et au charme indéniables, Chris, séduit et capte le désir des autres. Que ce soit Tom, Chloé ou les parents puis Nola, son charme agit presque naturellement. Cet atout majeur lui permet de franchir l'étape la plus délicate pour le commun des mortels. Le reste c'est son ambition qui le lui permettra et sa volonté de parvenir à un but. Il n'est pas taillé pour la passion, il n'en a pas les talents et la capacité. C'est ce que W. Allen nous montre dans cette fin d'un rare cynisme au cinéma, qui le blanchit aux yeux de la justice (morale sociale) mais l'accable aux yeux de l'éthique (morale de l'être). Il devra vivre avec ce choix jusqu'à la fin de ses jours.

La première rencontre avec Nola dévoile, à nos yeux de spectateurs, une scène où le désir est presque palpable et incarné. Il agit autant sur les personnages que sur nous mêmes. Le choix de la beauté magnétique des comédiens à ce titre est révélatrice. Ils dégagent tout deux une aura naturelle qui ne peut que porter vers la séduction et la passion. Ce sont des êtres de désirs que rien n'arrêtera jusqu'à cette scène d'anthologie sous la pluie où leur désir s'exprimera pleinement. Au contraire de Chris, Nola assume sa passion et veut la vivre. Tout semble simple. Là où Chris échoue, Nola réussie et réciproquement. Elle n'a pas assez d'ambition pour parvenir à ses fins dans sa volonté d'être actrice. Elle essuie les échecs un à un. Tom à qui elle était fiancée au début du film lui préfère une femme de son rang (influence maternelle). Tom n'a pas su voir en Nola la passionnée mais une simple fille du peuple qui ne plaisait pas à sa mère. C'est même troublant comme tout semble glisser sur ce personnage au flegme bien britannique qui recherche (également) un amour simple et raisonnable. Sa nouvelle conquête ressemble du reste à sa sœur, cherchez l'erreur ! Tom ne recherche que la ressemblance sociale, forgée dans le moule de son rang et il semble hermétique à toute extravagance et donc à toute forme de passion. Chris, en adoptant les codes de ce monde, se forge et se contraint à faire des choix antithétiques à sa nature. C'est ce que montrent les différentes séquences où il est agité, perturbé, incapable de contrôler ce qui lui échappe.
Chris est toujours animé d'un double mouvement que l'on perçoit à l'écran par les détails de son jeu (d'acteur) : d'un côté il gravit les échelons (famille, travail) avec brio et de l'autre un désir puissant ne cessera de l’obséder jusqu'au choix final. Ses attitudes sont ambivalentes, il ment, il raconte des histoires, il joue de l'apparence et dans le même temps il est authentique et sincère. Nola au contraire est incapable finalement de jouer (ses échecs aux auditions), elle est monolithique et fidèle à ce qu'elle est.


De la nécessité d'un choix.

Acculé et dans l'impossibilité de vivre une situation ingérable pour lui, Chris va se conformer à un choix qu'il prendra pendant une nuit aux cotés de Chloé. Il va éliminer le problème comme il le ferait dans son travail.
Ce que montre Allen est bien l'incapacité pour Chris de "gérer" sa passion. Même si Nola le menace de dévoiler leur relation à la famille de Chloé, il n'est pas en mesure d'assumer une double relation qui plus est avec un enfant que porte Nola. L'hystérie croissante qui émane de Nola et son imprévisibilité fait peur à Chris. Il est à noter que le jeu de S. Johansson / Nola devient de plus en plus éloquent, de plus en plus touchant. Elle dévoile dans l'accord complet de ses sentiments avec sa nature la pleine jouissance de son amour pour Chris et de ce fait de sa capacité à être, c'est à dire pour une comédienne à jouer. Alors que dans le même temps, Chris intellectualise en parfait stratège (mais pour fuir plutôt que d'affronter) et se détache de la réalité pour forger un autre personnage (scène dans la voiture après le meurtre) qui se devra se cacher derrière un masque pour le reste de son existence. Le masque de la culpabilité, du remord et du ressentiment.
Si le masque fonctionne socialement et semble même légitime (le film le démontre), il n'en a pas tout à fait les mêmes ressorts lorsqu'il s'agit de sentiments. Chris l'apprendra à ses dépends et il ne pourra se défaire de ce grain de sable (incarné par Nola) qui vient perturber son ascension sociale qu e par une solution radicale et irréversible. Allen utilise les musiques du répertoire pour sublimer la passion amoureuse (1), pour amplifier et théâtraliser ce qui se déroule sous nos yeux. De même la séquence du meurtre met en scène l'opéra Otello de Verdi qui ajoute une autre dimension puisque ce qui est chanté n'est pas raccord avec ce qui montré.

La référence explicite à Dostoïevski, lorsqu'au début du film Chris lit Crime et Châtiment accompagné d'une biographie de l'auteur, induit de la part du spectateur une lecture particulière du film et notamment de sa fin au regard de la personnalité de Chris. 


"Tout ce qui est beau est difficile autant que rare."
Alors que la raison peut se dominer, se maîtriser il en va tout autrement de la passion sur laquelle nous n'avons pas de prise et d'emprise. C'est le désir qui a une emprise sur nous.
Chris choisit de contrôler la situation et le meurtre de Nola se révèle le paradoxe de ce choix "raisonnable". 
Plutôt que de subir ce qui lui échappe - les séquences dans la chambre avec Nola, de plus en plus hystérique, montrent l'impuissance de Chris - Chris préfère mettre fin aux effets incontrôlables (effets de la passion amoureuse) en commettant l'irréparable. Car le désir c'est l'autre et par essence, l'autre m'échappe.
Ce calcul s'avérera désastreux car, non seulement Chris devra assumer la vie qu'il aura choisi (l'innocenter aux yeux du spectateur et de la justice ajoutent au pathétique du dilemme final), ce qui l'emprisonne d'autant plus dans ce milieu aristocratique (pour lequel la parole et les états d'âmes sont à proscrire), mais il devra en plus supporter ce fardeau solitaire et inextinguible des effets de la passion.
Choisir la passion est sommes toutes une voie bien plus difficile, qui présage d'un plus grand bonheur humain avec des amplitudes existentielles et une part d'imprévisibilité, qu'une vie conjugale, sans surprise, plate et prévisible (mais confortable). Ce choix demande certes du courage et par dessus tout de laisser à la vie ce qu'elle sait faire de mieux, une innocence du devenir.

SL


  • Fiche technique du film

Titres français et original : Match Point
Titre québécois1: Balle de match
Réalisation : Woody Allen
Scénario : Woody Allen
Décors : Jim Clay
Costumes : Jill Taylor
Photographie : Remi Adefarasin
Montage : Alisa Lepselter
Musique : Enrico Caruso
Maquillage : Carmel Jackson, Sallie Jaye, Sharon Martin, Paul Mooney
Production : Stephen Tenenbaum, Charles H. Joffe, Jack Rollins
Producteurs délégués : Letty Aronson, Nicky Kentish Barnes, Lucy Darwin, Helen Robin, Gareth Wiley
Sociétés de production : BBC Films, UK Film Council, The Montecito Picture Company
Société de distribution : DreamWorks SKG, Icon Productions
Budget : 15 000 000 dollars2
Pays d'origine : États-Unis, Royaume-Uni, Luxembourg
Langue d'origine : anglais
Format : couleur Technicolor - son Dolby Digital
Genre : drame, thriller
Durée :
Diffusion en salle : 124 minutes
Version pour la télévision turque: 115 minutes3
Classification :
France: déconseillé aux moins de 10 ans lors des diffusions télévisées.
États-Unis: Rated Rn 3
Date de sortie 1:
France : 12 mai 2005 (présentation au Festival de Cannes)
France : 26 octobre 2005
Belgique : 9 novembre 2005
États-Unis : 28 décembre 2005
Royaume-Uni : 6 janvier 2006

 

 B/ PROGRAMME DE PHILOSOPHIE

  • Notions du programme 
    • La conscience
    • Le désir
    • La raison et le réel
    • La morale
    • La justice et le droit
    • La société
    • La liberté 

  • Notions philosophiques induites
    • La mort, le meurtre
    • La passion
    • Le hasard
    • La nécessité
    • L'ambition
    • Le jeu
    • L'apparence
    • Les codes sociaux
    • Le choix
 
  • Sujets de philosophie
    • Sujets possibles :

      • Jusqu'où peut-on aller par ambition ?
      • Est-il toujours souhaitable d'être passionné ?
      • Doit-on préférer une passion amoureuse à un amour raisonnable ? 
      • Peut-on éliminer la part du hasard dans son existence ? 
      • Suffit-il d'échapper aux poursuites pour vivre en toute innocence ?

    • Sujet traité avec corrigé :

  • Philosophes concernés
    • Épicure
    • Montaigne
    • Pascal
    • Rousseau
    • Hume
    • Kant
    • Machiavel
    • Freud
    • Bergson
    • Sartre


  • Écrivains concernés
    • Rousseau
    • Constant
    • Dostoïevski
    • Stendhal
    • Bataille



        • Liens avec d'autres films du cycle :
          • Les dents de la mer (désir)
          • Barry Lyndon (opportunisme, choix, déterminisme, ascension sociale, hasard) 
          • Mort à Venise (beauté, attraction, mort)




        C/ TESTS ET EXERCICES 

         

        • Questions de recherches cinématographiques 
          • La passion amoureuse est une thématique récurrente dans le cinéma. 
            • Quel film débute sur la période de la révolution d'octobre en Russie, mettent en lien un jeune médecin et une jeune russe ?
            • Ce film est une adaptation. De quel auteur ?
            • Citer 5 autres films adaptés de grands romans de la littérature classique qui mettent en scène une passion amoureuse. 
          • La passion amoureuse et une intrigue policière au cinéma.
            • Quel autre réalisateur (vu au cour de ce cycle) a mis en scène une grande histoire d'amour qui se mêle à une intrigue policière dont l'action se déroule au Brésil ?
            • Citer tous les films de ce même réalisateur qui ont traité de ces deux thématiques entremêlées. 
          • Woody Allen aime citer des grands écrivains ou philosophes dans ses films. Citer des auteurs et les titres des films en les justifiant dans l'utilisation que le réalisateur en fait en regard avec le scénario. 
          • Quel est la discipline qui revient le plus souvent dans les films de W. Allen ? 
          • Quel film récent de W. Allen met en scène un professeur de philosophie ?
            • Quels liens pouvaient-vous faire entre le choix de traiter un tel sujet et le fait que le personnage principal soit un professeur de philosophie ?
              • Quelles sont les questions soulevées par ce film ?
         
        • Questions de culture philosophique


          • Aimer vraiment est-ce aimer passionnément ? 
            • Si l’amoureux passionné tue l’être aimé « par amour », l’aimait-il vraiment ?

          • La jalousie va souvent de paire avec l’amour passion
            • Que révèle-t-elle exactement ? 
            • Si le passionné jaloux est prêt à tuer la personne qu’il est sensé aimer, qu’est-ce que cela montre quant à son « amour » ? 
            • Qui aime t-il par-dessus tout ?

          • Lucrèce a écrit : « Il faut repousser tout ce qui peut nourrir la passion », De la nature, Livre IV, 1093-1131. 
            • Qui est-il ? 
            • Pour quelles raisons peut-il affirmer cela ?

          • La raison dépend-t-elle des passions ou doit-elle les commander ? Parmi les philosophes suivants, marque P (passion) ceux qui pensent que la raison serait impuissante sans les passions et R (raison) ceux qui pensent que la raison doit contrôler et maîtriser les passions.
            • Rousseau
            • Descartes
            • Hume
            • Montaigne, 
            • Hegel, 
            • Kant, 
            • Schopenhauer, 
            • Nietzsche, 
            • Platon, 
            • Malebranche.

          • Identifie les auteurs des citations suivantes :

            • « La raison est un pot à deux anses, qu’on peut saisir à gauche et à droite »
            • « Rien de grand dans l’histoire ne s’est fait sans passion »
            • « Les âmes vulgaires se laissent aller à leurs passions »
            • « Exister, si l’on n’entend pas par là un simulacre d’existence, ne se peut faire sans passion. »
         
         
         
        • Suggestions et réponses