13-Playtime

Séance N°13 : 26 Mai 2016
Playtime
J. Tati
1967





 
A/ ÉTUDE DU FILM

 

  • Commentaire philosophique

Bien avant que Souchon ne chante l’ultra moderne solitude des foules sentimentales, Jacques Tati nous a confrontés avec humour et poésie au ridicule déshumanisé du monde postmoderne. Le film nous introduit d’abord dans un bâtiment qui pourrait bien être un hôpital tout neuf, propre, stérilisé. Après tout, dans les années soixante, n’y voyait-on pas encore officier quelques religieuses ? Mais de nouveaux uniformes nous font douter : s’agit-il d’une caserne ? Ou plutôt d’un grand hôtel ? On entend, en effet, divers langages aux sonorités étrangères. Ce lieu est cosmopolite à coup sûr, fonctionnel sans aucun doute, mais aussi totalement froid et impersonnel, sans âme et apte à abriter n’importe quel type d’activité. Pourtant la plupart des individus qui y circulent semblent très heureux de s’y trouver, ils affichent une allure décidée, le verbe haut, élégants, tout à la fois guindés et décontractés, ils semblent contents et à l’aise dans cette architecture aseptisée. Seuls quelques trublions semblent un peu dépassés par toute cette modernité. Parmi eux un personnage va vite perturber tout ce bel agencement, il s’agit de M. Hulot. Décalé, perdu, hébété, il traverse bureaux et expositions avec le regard naïf du candide qui, sans le vouloir, renvoie tous les gadgets, dont leurs vendeurs sont si fiers, au comique de leur insignifiance. Inversement, un petit groupe d’américaines traverse le même décor, qui se révèle être d’abord celui de l’aéroport d’Orly, en déployant une toute autre forme d’hébétude, non pas la stupéfaction devant la vacuité prétentieuse d’un univers en voie de déshumanisation, mais l’admiration béate et bruyante devant un monde qui tend à reproduire, à une échelle plus réduite, celui d’où elles viennent. Ainsi, dés l’aéroport, les touristes américaines photographient voitures et lampadaires, dans une grande exaltation. La petitesse des tailles constitue sans doute, à leurs yeux, un exotisme suffisant. Mais les témoignages de traditions désuètes dans les formes commerciales les enchantent aussi et une de ces touristes entreprendra de photographier une fleuriste et son kiosque si typique. Un autre touriste de passage proposera alors de les prendre ensemble dans une scène qui évoque pour nous, aujourd’hui, des attitudes tellement familières qu’elles en sont devenues banales, mais qui ne l’étaient pas encore dans le Paris des années soixante. Pas encore de Smartphones et de perches à selfies, mais déjà les comportements que nous connaissons bien se mettent en place. Playtime est sorti en 1967, l’année de publication de La société du spectacle de Guy Debord, la concomitance des deux œuvres n’est pas un hasard, dans des registres différents Tati et Debord ont tous deux su dévoiler la direction que prenait la modernité. Les américaines de Playtime n’ont aucun recul critique au sujet de cette évolution, bien au contraire. Elles représentent la quintessence de la bêtise consumériste satisfaite de l’« American way of life ». Traversant Paris comme le décor idéal du spectacle touristique dans lequel elles sont à la fois actrices et opératrices, mettant en images ce qu’elles partageront peut-être un jour avec des amies épatées qui prendront à leur tour un vol pour Orly, elles n’ont aucun recul et font totalement partie de ce que Debord appelait la « société spectaculaire marchande ». M. Hulot, lui, apporte, sans vraiment s’en apercevoir, un regard critique léger, drôle, poétique, par le simple étonnement et l’inadaptation de son comportement qui vient faire grincer des portes trop silencieuses et flatuler des fauteuils trop molletonnés. Perdu dans les bureaux, c’est pourtant son regard surplombant qui révèlera que ce sont les autres, ces employés zélés qui circulent rapidement et mécaniquement dans les couloirs, qui sont comme des cobayes dans un labyrinthe de laboratoire. Drôle de jeu que celui de ce monde hypermoderne où chacun se prend trop au sérieux, y compris quand il s’agit de vendre un aspirateur équipé de phares. Cette admiration idiote devant la modernité pour la modernité, cette participation sans hésitation et sans protestation à l’organisation industrielle du travail et de la consommation, c’est cela le « spectacle » et l’aliénation.
PF



  • Textes philosophiques

« L’outil de l’ouvrier continue son bras ; l’outillage de l’humanité est donc un prolongement de son corps. La nature, en nous dotant d’une intelligence essentiellement fabricatrice, avait ainsi préparé pour nous un certain agrandissement. Mais des machines qui marchent au pétrole, au charbon, à la « houille blanche », et qui convertissent en mouvement des énergies potentielles accumulées pendant des millions d’années, sont venues donner à notre organisme une extension si vaste et une puissance si formidable, si disproportionnée à sa dimension et à sa force, que sûrement il n’en avait rien été prévu dans le plan de structure de notre espèce : ce fut une chance unique, la plus grande réussite matérielle de l’homme sur la planète. (…) Or, dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D’où le vide entre lui et elle. D’où les redoutables problèmes sociaux, politiques, internationaux, qui sont autant de définitions de ce vide et qui, pour le combler, provoquent aujourd’hui tant d’efforts désordonnés et inefficaces : il y faudrait de nouvelles réserves d’énergie potentielle, cette fois morale. (…) Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d’âme, et que la mécanique exigerait une mystique. »
Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion.



«« The one best way » : c’est exactement à cela que correspond notre technique. Lorsque tout a été mesuré, calculé, que la méthode déterminée est, au point de vue intellectuel, satisfaisante, et qu’au point de vue pratique elle se révèle efficiente, plus efficiente que tous les autres moyens employés jusqu’ici ou mis en concurrence au même moment, la direction technique se fait d’elle-même. L’automatisme est le fait que l’orientation et les choix techniques s’effectuent d’eux-mêmes. (…) L’opération chirurgicale que l’on ne pouvait pas faire et que maintenant on peut faire n’est pas discutable, n’est pas l’objet d’un choix : elle est. Nous tenons ici le premier aspect de l’automatisme technique : c’est maintenant la technique qui opère le choix « ipso facto », sans rémission, sans discussion possible entre les moyens à utiliser. (…) L’activité technique élimine automatiquement, sans qu’il y ait effort en ce sens ni volonté directrice, toute activité non technique ou la transforme en activité technique. (…) Rien ne peut entrer en concurrence avec le moyen technique. Le choix est fait a priori. L’homme ni le groupe ne peuvent décider de suivre telle voie plutôt que la voie technique : il est en effet placé devant e dilemme très simple : ou bien il décide de sauvegarder sa liberté de choix, il décide d’user du moyen traditionnel ou personnel, moral ou empirique, et il entre alors en concurrence avec une puissance contre laquelle il n’a pas de défense efficace : ses moyens ne sont pas efficaces, ils seront étouffés ou éliminés, et lui-même sera vaincu – ou bien, il décide d’accepter la nécessité technique ; alors il vaincra, mais il sera soumis de façon irrémédiable à l’esclavage technique. Il n’y a donc absolument aucune liberté de choix. Nous sommes actuellement au stade d’évolution historique d’élimination de tout ce qui n’est pas technique. »  
Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle.



« L’accélération frénétique de la production en tant que production économique suscite pour des raisons économiques (…) l’invention et la prolifération de moyens de fabrication nouveaux, le perfectionnement des anciens et ainsi un extraordinaire développement technique, lequel met à profit les inventions de la science et les provoque à son tour. Le moyen de production n’est plus l’« instrument » qui prolonge le corps subjectif et se trouve prédéfini par lui, dont le maniement n’est que la mise en œuvre des pouvoirs de ce corps, son exercice et par conséquent une forme fondamentale de culture : ce « moyen », cet « instrument » sont devenus le dispositif objectif mécanique qui fonctionne de lui-même dans la machine, celle de l’industrie, de la cybernétique et peut-être dans la nature elle-même, telle qu’elle apparaît aux yeux des modernes. Qu’advient-il d’un tel changement ?

Ceci que le savoir qui rend possible l’action et la règle n’est plus le savoir de la vie mais celui de la science : telle est la révolution radicale venue subvertir l’humanité de l’homme, faisant planer sur son essence la plus grave menace encourue par elle depuis le début des temps. Quand le savoir qui règle l’action est celui de la vie, il coïncide avec l’action, n’étant rien d’autre que son auto-affection. Semblable savoir inclus dans le faire et coïncidant avec lui, nous l’avons caractérisé comme l’essence de tout savoir-faire. Voilà pourquoi il habite chaque forme d’activité, notamment celle qu’on dit « instinctive » : la fréquentation primitive de la Terre par l’homme, la possibilité de se tenir sur son sol, de marcher, de travailler, le comportement érotique, l’exercice des sens et des mouvements en général, les divers pouvoirs de la subjectivité, celui de l’imagination, de la mémoire, etc. En toutes ces activités rien d’autre ne s’accomplit que l’accomplissement de la vie, son autoréalisation et son auto-accroissement, sa culture. Quand le savoir qui règle l’action est celui de la science, il en résulte : 1) que la nature de ce savoir a totalement changé, n’étant plus la vie mais une conscience d’objet et qui plus est, cette forme de savoir objectif en laquelle on a fait abstraction des sens en même temps que l’existence des qualités sensibles dans le monde qu’il connaît ; 2) que ce savoir n’est plus l’action et ne coïncide plus avec elle ; 3) qu’il n’est pas non plus le savoir de l’action, une connaissance objective de celle-ci, et cela parce que l’action n’est en soi rien d’objectif et ne saurait l’être. Un tel savoir est justement devenu le savoir d’une objectivité, c’est-à-dire d’un processus naturel d’ailleurs réduit par la science à ses paramètres idéaux abstraits, aux déterminations physico-mathématiques du monde de la science galiléenne. »


Michel Henry, La barbarie, Grasset, 1987, p. 73-74.




« Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée. Mais ne peut-on en dire autant du vieux moulin à vent ? Non : ses ailes tournent bien au vent et sont livrées directement à son souffle. Mais si le moulin à vent met à notre disposition l’énergie de l’air en mouvement, ce n’est pas pour l’accumuler. Une région, au contraire, est pro-voquée à l’extraction de charbon et de minerais. Tout autre apparaît le champ que le paysan cultivait autrefois, alors que cultiver signifiait encore : entourer de haies et entourer de soins. Le travail du paysan ne pro-voque pas la terre cultivable. Quand il sème le grain, il confie la semence aux forces de croissance et il veille à ce qu’elle prospère. Dans l’intervalle, la culture des champs, elle aussi, a été prise dans le mouvement aspirant d’un mode de culture d’un autre genre, qui requiert la nature. Il la requiert au sens de la pro-vocation. L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée. L’air est requis pour la fourniture d’azote, le sol pour celle de minerais, le minerai par exemple pour celle d’uranium, celui-ci pour celle d’énergie atomique, laquelle peut être libérée pour des fins de destruction ou pour une utilisation pacifique. »

Heidegger, La question de la technique, In Essais et conférences, p. 20-21.




« La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de transmission. Dans le domaine de ces conséquences s’enchaînant l’une l’autre à partir de la mise en place de l’énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n’est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l’autre. C’est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu’il est aujourd’hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l’est de par l’essence de la centrale. Afin de voir et de mesurer, ne fut-ce que de loin, l’élément monstrueux qui domine ici, arrêtons-nous un instant sur l’opposition qui apparaît entre les deux intitulés : « Le Rhin », muré dans l’usine d’énergie, et « Le Rhin », titre de cette œuvre d’art qu’est un hymne de Hölderlin. Mais le Rhin, répondra-t-on, demeure de toute façon le fleuve du paysage. Soit, mais comment le demeure-t-il ? Pas autrement que comme un objet pour lequel on passe une commande, l’objet d’une visite organisée par une agence de voyages, laquelle a constitué là-bas une industrie des vacances. »

Heidegger, La question de la technique, In Essais et conférences, p. 21-22


 


"1 - Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.

6 - le spectacle, compris dans sa totalité, est à la fois le résultat et le projet du mode de production existant. Il n’est pas un supplément du monde réel, sa décoration surajoutée. Il est le cœur de l’irréalisme de la société réelle. Sous toutes ses formes particulières, information ou propagande, publicité ou consommation directe de divertissements, le spectacle constitue le modèle présent de la vie socialement dominante. Il est l’affirmation omniprésente du choix déjà fait dans la production, et sa consommation corollaire. Forme et contenu du spectacle sont identiquement la justification totale des conditions et des fins du système existant. Le spectacle est aussi la présence permanente de cette justification, en tant qu’occupation de la part principale du temps vécu hors de la production moderne […]

30 – L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir. L’extériorité du spectacle par rapport à l’homme agissant apparaît en ce que ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui représente. C’est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout. "

Guy DEBORD, La société du spectacle, Folio essais, 1992








  • Analyse cinématographique dans une perspective philosophique
    • Séquences étudiées 

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    • Fiche technique du film

Titre : Playtime
Réalisation : Jacques Tati
Scénario : Jacques Tati, avec la collaboration de Jacques Lagrange
Dialogues anglais : Art Buchwald
Image : Jean Badal, Andréas Winding
Musique : Francis Lemarque (orchestration de François Rauber), David Stein (thème Take my hand), James Campbell1 (thème africain)
Décors : Eugène Roman
Costumes : Jacques Cottin
Scripte : Sylvette Baudrot
Son : Jacques Maumont
Montage : Gérard Pollicand
Assistants réalisateur : Nicolas Ribowski, Henri Marquet
Production : Jacques Tati, René Silvera
Sociétés de production : Specta Films (France), Jolly Films (Italie)
Directeur de production : Bernard Maurice
Pays d'origine : France, Italie
Format : couleur par Eastmancolor — 1.85:1 — son stéréo 6 pistes — 70 mm
Genre : comédie
Durée : 124 min
Date de sortie : France, 16 décembre 1967

Source : Wikipédia



   B/ PROGRAMME DE PHILOSOPHIE

  • Notions du programme 
    •  La liberté
    • Le langage
    • Le travail
    • La technique 
    • La société
 
  • Notions philosophiques induites

    • Consommation
    • Monde moderne
    • Absurdité
    • La représentation
    • Les loisirs
    • Le progrès
    • L'existence et le temps
    • Le sens de l'existence 
     
  • Sujets de philosophie
    •   Sujets possibles : 
      • Tout progrès constitue t-il une amélioration ?
      • Toute communication passe-t-elle par des mots ?
      • L'ordre est-il aliénant ?
      • Faut-il aller loin pour voyager ?
      • L'existence peut-elle gagner ou perdre du sens avec le travail ?

    • Sujet traité avec corrigé :

  • Philosophes concernés
    • Rousseau





  • Écrivains concernés:
    • Debord

  • Liens avec d'autres films du cycle :




C/ TESTS ET EXERCICES


  • Questions de recherches cinématographiques 



  • Questions de culture philosophique

    • Connais-tu des inventions récentes dont l’utilité réelle est discutable ? En connais-tu de franchement ridicules ?

    • As-tu déjà visité une ville ou un pays sans croiser aucun touriste ?

    • Est-ce que la présence de touristes change quelque chose dans le mode de vie et l’apparence même de ces villes et de ces pays ?

    • New York, Singapour, Hong Kong, Londres, Mexico, Sydney, Johannesburg, Berlin, Paris. En quoi ces villes se différencient-elles et en quoi se ressemblent-elles ? Penses-tu qu’elles sont plus semblables aujourd’hui qu’il y a un siècle ou plus différentes ? Que peut-on en déduire ?

    • Quels sont les avantages et les inconvénients (s’il y en a) des progrès techniques ? Vit-on plus ou moins heureux aujourd’hui qu’il y a un siècle ?


    • Qui a écrit :
      • Nous pourrons « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature »
      • « Le corps agrandi attend un supplément d’âme »
      • « La possession des autres sciences, sans la science de ce qui est bien, risque de n’être que rarement utile et d’être au contraire le plus souvent pernicieuse à ses possesseurs. »




  • Suggestions et réponses