8-Mort à Venise

Séance N°8 : 31 Mars 2016
Mort à Venise
L. Visconti
1971






A/ ÉTUDE DU FILM 

  • Commentaire philosophique

Voir Venise et mourir…dit-on, mais ce n’est pas la vue de Venise qui tuera le professeur Aschenbach. Il est bien trop fasciné par une autre beauté, celle du jeune Tadzio. Compositeur, esthète raffiné et idéaliste, Gustav Von Aschenbach ne semble pas du tout animé par une pulsion vulgaire pour le jeune éphèbe. Il semble plutôt adopter une attitude proche de la tradition grecque antique de l’éraste vis-à-vis de l’éromène, telle que Michel Foucault l’analyse dans L’usage des plaisirs. C’est la forme pure de la beauté qu’il cherche derrière ces traits parfaits, comme dans l’élévation platonicienne de l’âme, de la beauté du corps à celle de la beauté en soi. Aschenbach quittera le sensible et son propre corps dans cette quête contemplative, alors qu’avec la grâce d’un ange, Tadzio lui indiquera la voie du ciel et de la lumière. Un soupçon, pourtant, peut s’insinuer. Tadzio a perçu la fascination qu’il exerce sur le professeur. Loin de la fuir il semble jouer avec, d’une façon subtile, et quelque peu perverse. Son sourire d’ange est à la fois narquois et enjôleur, quelque peu séducteur. Malgré son jeune âge et ses jeux d’adolescent il connait le pouvoir de sa beauté. Les appels répétés de sa mère, les soins de sa gouvernante, les amis avec lesquels il se bat dans le sable comme les jeunes grecs à la palestre, tout le place au centre des regards et des soins de chacun. Aschenbach, quand à lui, avoue qu’il n’a jamais été vraiment chaste. Lui qui, dans ses débats avec son ami, compositeur empiriste et sensualiste, défend une recherche idéaliste et abstraite de la beauté, doit reconnaître tardivement, devant son impuissance à quitter Venise et à fuir la tentation, qu’il ne doit sa chasteté qu’à l’âge et à la solitude. Bien qu’ayant appris que Venise est en proie à une inquiétante épidémie de Choléra il accueille avec soulagement l’incident qui l’empêche de prendre un train et de quitter la ville. Non seulement il retourne à l’hôtel, mais il se confie aux soins d’un barbier qui va entreprendre de l’embellir et de le rajeunir dans un véritable hymne à la belle apparence. Ce masque de beauté, qui coulera lorsque la vie le quittera, marque un changement radical dans son attitude. Le vieil artiste intellectuel, désincarné et comme coupé du monde, qui traverse la lagune froid et impassible, a senti en lui renaître l’émotion et le désir. Cependant cet effort pour améliorer son apparence n’est pas dicté consciemment par un besoin sexuel, la démarche d’Aschenbach apparaît toujours, fondamentalement, comme celle d’un esthète. Mort à Venise, soulève alors le problème du rapport entre l’amour de la beauté et l’instinct sexuel. Deux thèses peuvent ici s’affronter : la position platonicienne, idéaliste, qui voit dans la beauté un moyen d’élever l’âme du sensible à l’intelligible et la position schopenhauérienne, réductrice, qui ne voit dans les plus hautes et nobles déclaration d’amour que l’expression sublimée de l’instinct sexuel. Alors que la première pense que l’âme peut se détacher du corps, prendre le dessus sur le désir et l’utiliser pour sa propre délivrance, la seconde position dénonce comme une illusion toute croyance en une relation pure et éthérée. Pour elle, derrière nos motivations conscientes les plus nobles se cachent en fait les pulsions naturelles les plus basses, rusant pour se satisfaire ou déployant des stratégies de substitution pour décharger leur énergie. On peut se demander toutefois si les deux positions sont réellement inconciliables. Après tout, la sublimation, que Freud empruntera à Schopenhauer, ne fait que réaliser inconsciemment une partie du programme que Platon assigne au désir : s’élever progressivement du corporel au spirituel. Que ce processus soit inconscient lui retire, certes, tout mérite et crée une illusion confortable qui peut freiner, voire interrompre, son ascension. L’attitude philosophique platonicienne consistera donc à poursuivre volontairement et consciemment un tel mouvement jusqu’à délivrer totalement l’âme du corps et lui permettre d’atteindre la beauté pure. C’est là, par contre, qu’on peut douter du bien fondé de l’objectif : qu’est-ce qu’une telle « beauté pure » ? La beauté, pour exister, ne doit-elle pas être incarnée ? Ne doit-elle pas prendre forme dans un corps ? De même que la volonté de vérité « pourrait être secrètement une volonté de mort. » (1), la volonté d’atteindre la beauté pure pourrait se fondre dans le néant. C’est un sens possible de l’épilogue de Mort à Venise.

(1) F. Nietzsche, Le gai savoir, § 344.
 PF 


  • Textes philosophiques

@ « Il faut que, dés la jeunesse, on commence par aller à la beauté physique, et, tout d’abord, par n’aimer qu’un unique beau corps, et par engendrer à cette occasion de beaux discours. Mais ensuite il faut comprendre que la beauté résidant en tel ou tel corps est sœur de la beauté qui réside en un autre, et que, si l’on doit poursuivre le beau dans une forme sensible, ce serait une insigne déraison de ne pas juger une et la même la beauté qui réside en tous les corps : réflexion qui devra faire de soi un amant de tous les beaux corps et détendre d’autre part l’impétuosité de l’amour à l’égard d’un seul individu. (…) En suite de quoi, c’est la beauté résidant dans les âmes, que l’on juge d’un plus haut prix que celle qui réside dans le corps ; au point que si la beauté qui convient à l’âme existe dans un corps dont la fleur a peu d’éclat, on se satisfait d’aimer un tel être, de prendre soin de lui, d’enfanter pour lui des discours appropriés, d’en chercher qui soient de nature à rendre la jeunesse meilleure ; de façon à être forcé de considérer cette fois le beau dans les occupations et les maximes de conduite ; et, d’avoir aperçu quelle parenté unit à soi-même tout cela, cela nous mène à faire peu de cas du beau qui se rapporte au corps. (…) Celui qui en effet sur la voie de l’instruction amoureuse, aura été par son guide mené jusque-là contemplant les beaux objets dans l’ordre correct de leur gradation, celui-là aura la soudaine vision d’une beauté dont la nature est merveilleuse ; beauté en vue justement de laquelle s’étaient déployés tous nos efforts antérieurs : beauté dont, premièrement, l’existence est éternelle, étrangère à la génération comme à la corruption, à l’accroissement comme au décroissement ; qui, en second lieu, n’est pas belle à ce point de vue et laide à cet autre, pas davantage à tel moment et non à tel autre, ni non plus belle en comparaison avec ceci, laide en comparaison avec cela (….) mais bien plutôt elle se montrera à lui en elle-même et par elle-même, éternellement unie à elle-même dans l’unicité de sa nature formelle (…). Voilà quelle est en effet la droite méthode pour accéder de soi-même aux choses de l’amour ou pour y être conduit par un autre : c’est, prenant son point de départ dans les beautés d’ici-bas avec, pour but, cette beauté surnaturelle, de s’élever sans arrêt, comme au moyen d’échelons : partant d’un seul beau corps de s’élever à deux, et, partant de deux de s’élever à la beauté des corps universellement ; puis, partant des beaux corps, de s’élever aux belles occupations, de s’élever aux belles sciences, jusqu’à ce que, partant des sciences, on parvienne, pour finir, à cette science sublime, qui n’est science de rien d’autre que de ce beau surnaturel tout seul, et qu’ainsi, à la fin, on connaisse isolément, l’essence même du beau. »



Platon, Le banquet, 210a-211c.




@ « Il faut repousser tout ce qui peut nourrir la passion ; il faut distraire notre esprit, il vaut mieux jeter la sève amassée en nous dans les premiers corps venus que de la réserver à un seul par une passion exclusive qui nous promet soucis et tourments. L’amour est un abcès qui, à le nourrir, s’avive et s’envenime ; c’est une frénésie que chaque jour accroît, et le mal s’aggrave si de nouvelles blessures ne font pas diversion à la première (…). Car l’amour espère que l’ardeur peut être éteinte par le corps qui l’a allumée : il n’en est rien, la nature s’y oppose. Voilà en effet le seul cas où plus nous possédons, plus notre cœur brûle de désirs furieux. Nourriture, boisson, s’incorporent à notre organisme, ils y prennent leur place déterminée, ils satisfont aisément le désir de boire et de manger. Mais un beau visage, un teint éclatant, ne livrent aux joies du corps que de vains simulacres, et le vent emporte bientôt l’espoir des malheureux. Ainsi pendant le sommeil un homme que la soif dévore mais qui n’a pas d’eau pour en éteindre l’ardeur s’élance vers des simulacres de sources, peine en vain et demeure altéré au milieu même du torrent où il s’imagine boire. En amour aussi, Vénus fait de ses amants les jouets des simulacres : ils ne peuvent rassasier leurs yeux du corps qu’ils contemplent, leurs mains n’ont pas le pouvoir de détacher une parcelle des membres délicats et elles errent incertaines sur tout le corps. (…) Vains efforts, puisque aucun des deux ne peut rien détacher du corps de l’autre, non plus qu’y pénétrer et s’y fondre tout entier. (…) Car savent-ils ce qu’ils désirent, ces insensés ? Ils ne peuvent trouver le remède capable de vaincre leur mal, ils souffrent d’une blessure secrète et inconnaissable. »

Lucrèce, De la nature, Livre IV, 1093-1131.


@ « Ces deux relations, ressemblance et analogie de désir, font naître une telle connexion entre le sentiment de la beauté, l’appétit corporel et la bienveillance qu’ils deviennent en quelque sorte inséparables ; et, découvrons-nous par expérience, peu importe que l’un ou l’autre d’entre eux se présente le premier, puisque chacun d’eux est presque sûr d’être accompagné des tendances qui lui sont reliées. Un homme, enflammé de désirs sensuels, éprouve au moins une tendresse momentanée pour l’objet de ses désirs et en même temps il l’imagine plus beau qu’à l’ordinaire ; de même il en est beaucoup qui commencent par la tendresse et l’estime pour l’esprit et le mérite d’une personne et progressent de là aux autres passions. Mais l’espèce la plus commune d’amour est celle qui naît d’abord de la beauté, puis se développe en tendresse et en appétit corporel. La tendresse ou l’estime et l’appétit de génération sont trop distants pour s’unir l’un à l’autre. L’un est peut-être la passion la plus raffinée de l’âme, l’autre la plus grossière et la plus vulgaire. L’amour de la beauté se place dans un juste milieu entre elles et participe de leurs natures ; telle est l’origine de son aptitude si singulière à les produire toutes deux. »

David Hume, Traité de la nature humaine.



"Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus, le désir est long, et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême n’est lui-même qu’apparent ; le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain. – Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à l’impulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un ; l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré."

Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation




@ « On est sans doute d’avis que l’homme n’a presque aucun instinct, sauf éventuellement celui qui pousse le nouveau-né à chercher et saisir le sein maternel. Mais en réalité nous avons un instinct très précis, très clair et même très compliqué, celui qui préside au choix si délicat, si sérieux et si obstiné d’un autre individu en vue de la satisfaction du besoin sexuel. La beauté ou la laideur de l’autre n’a rien à voir avec cette satisfaction en elle-même, c’est-à-dire en tant que jouissance sensuelle, reposant sur un besoin impérieux de l’individu. L’empressement avec lequel on s’en préoccupe néanmoins et le choix plein de sollicitude qui en résulte, ne se rapportent donc manifestement pas à celui qui choisit, bien qu’il le pense, mais au but véritable, à l’être à procréer, en qui le type de l’espèce doit se perpétuer aussi pur et aussi authentique que possible. En effet bien des aberrations de la forme humaine naissent de mille contingences physiques et contrariétés morales, et cependant le type vrai de celles-ci est toujours rétabli en toutes ses parties ; cela a lieu d’après les directives du sens du beau, qui d’ordinaire gouverne l’instinct sexuel, et sans lequel celui-ci descend au niveau d’un besoin répugnant. Il en résulte que chacun préférera d’abord nettement et désirera le plus vivement les individus les plus beaux, c’est-à-dire ceux en qui le caractère spécifique est le plus purement marqué ; mais en second lieu il demandera de l’autre individu surtout les perfections qui lui font défaut à lui-même ; il trouvera même belles les imperfections qui sont l’opposé des siennes propres : c’est pourquoi par exemple des hommes de petite taille aiment des femmes grandes, les blonds les brunes, etc.… - Le ravissement, l’éblouissement qui saisissent un homme à la vue d’une femme dont la beauté convient à sa propre nature, et lui font valoir l’union avec elle comme le bien suprême, c’est en somme le sens de l’espèce, qui reconnaissant la marque nettement imprimée de celle-ci, voudrait la perpétuer avec cette femme. »

Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, supplément au livre quatre, chapitre XLIV. Métaphysique de l’amour.

 


@ « Plus je perçois dans la nature ces toutes puissantes pulsions artistiques et, en elles, cette aspiration ardente à l’apparence, plus je me sens poussé à former l’hypothèse métaphysique selon laquelle l’être véritable, l’un originaire, en tant qu’éternelle souffrance et contradiction, a besoin en même temps, pour sa perpétuelle délivrance, de la vision extatique et de l’apparence délectable, - étant entendu que cette apparence dans laquelle nous sommes pris tout entiers et dont nous sommes constitués, nous sommes contraints de l’éprouver comme le véritable non-être, c’est-à-dire comme un incessant devenir dans le temps, l’espace et la causalité, ou, en d’autres termes, comme réalité empirique. En conséquence de quoi, si nous faisons un instant abstraction de notre propre « réalité », si nous concevons notre existence empirique, ainsi que de manière générale celle du monde, comme une représentation à tout moment engendrée par l’un originaire, alors le rêve doit finir par valoir à nos yeux comme l’apparence de l’apparence, et donc comme une satisfaction encore plus haute du désir originaire pour l’apparence. (….) C’est Apollon qui nous apparaît comme la divinisation du principium individuationis, en qui seul s’accomplit le but éternellement atteint de l’Un originaire, sa délivrance par l’apparence. C’est lui qui nous montre, d’un geste sublime, comment ce monde de tourments est tout entier nécessaire, s’il faut qu’à travers lui l’individu soit poussé à enfanter la vision libératrice, puis, qu’englouti dans sa contemplation, il puisse – pareil au marin dans son canot battu des houles, en pleine mer – trouver le calme et le repos. »

F. Nietzsche, La naissance de la tragédie.



"Une autre technique de défense contre la souffrance se sert des déplacements de libido qu’autorise notre appareil animique […]. La tâche qu’il faut résoudre est de situer ailleurs les buts pulsionnels, de telle sorte qu’ils ne puissent être atteints par le refus du monde extérieur. La sublimation des pulsions prête ici son aide. On obtient le maximum si l’on s’entend à élever suffisamment le gain de plaisir provenant des sources du travail psychique et intellectuel. Le destin a alors peu de prises sur nous."

Freud, Le Malaise dans la culture, II




@ « Le héros vertueux qui est capable de se détourner du plaisir comme d’une tentation dans laquelle il sait ne pas tomber est une figure familière au christianisme, comme a été courante l’idée que cette renonciation est capable de donner accès à une expérience spirituelle de la vérité et de l’amour que l’activité sexuelle exclurait. Mais est également connue de l’Antiquité païenne la figure de ces athlètes de la tempérance qui sont assez maîtres d’eux-mêmes et de leurs convoitises pour renoncer au plaisir sexuel. Bien avant un thaumaturge comme Apollonius de Tyane qui avait, une fois pour toutes, fait vœu de chasteté et, de toute sa vie, n’avait plus eu de rapports sexuels, la Grèce avait connu et honoré de pareils modèles. Chez certains, cette extrême vertu était la marque visible de la maîtrise qu’ils exerçaient sur eux-mêmes et donc du pouvoir qu’ils étaient dignes d’assumer sur les autres : ainsi l’Agésilas de Xénophon non seulement « ne touchait pas à ceux qui ne lui inspiraient aucun désir », mais renonçait à embrasser même le garçon qu’il aimait ; et il prenait soin de ne loger que dans les temples ou dans un endroit visible « pour que tous puissent être témoins de sa tempérance ». Mais pour d’autres cette abstention était directement liée à une forme de sagesse qui les mettait directement en contact avec quelque élément supérieur à la nature humaine et qui leur donnait accès à l’être même de la vérité : tel était bien le Socrate du Banquet dont tous voulaient approcher, dont tous étaient amoureux, dont tous cherchaient à s’approprier la sagesse, - cette sagesse qui se manifestait et s’éprouvait justement en ceci qu’il était capable lui-même de ne pas porter la main sur la beauté provocatrice d’Alcibiade. La thématique d’un rapport entre l’abstinence sexuelle et l’accès à la vérité était déjà fortement marquée. »

Michel Foucault, L’usage des plaisirs.

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"L'art est la belle représentation d'une chose et non la représentation d'une belle chose."
Kant, Critique de la faculté de juger, I, § 48

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"Ce qui nous plaît dans la beauté artistique, c'est précisément le caractère de liberté de sa production et de ses formes qui nous soustrait, semble-t-il, par la production et par l'intuition mêmes, aux liens de la règle et du réglé. Face à la rigueur de ce qui subit le joug des lois et face à la sombre intériorité de la pensée, nous cherchons l'apaisement et l'animation dans les figures de l'art ; face au royaume ténébreux des idées, une réalité animée et pleine de vie. Enfin, la source des œuvres d'art est la libre activité de l'imagination qui, dans ses images mêmes, est plus libre que la nature. Non seulement l'art dispose de l'entièreté du royaume des formes de la nature, dans leur paraître multiple et bigarré, mais l'imagination créatrice se montre inépuisable dans les productions qui lui sont propres. Face à cette plénitude démesurée de l'imagination et de ses libres réalisations, il semble donc que la pensée doive renoncer au projet hardi de saisir intégralement de pareilles réalisations, de les juger et de les ordonner sous ses formules universelles. […]
Il est vrai qu'il y a des cas dans lesquels l'art peut être considéré comme un jeu éphémère destiné à l'amusement et à la distraction, comme un ornement qui sert à enjoliver l'aspect extérieur des rapports de la vie ou à mettre en relief, en les ornant, d'autres objets. Sous ce point de vue, il ne s'agit pas d'un art indépendant et libre, mais d'un art asservi. Mais ce que nous proposons d'étudier, c'est l'art libre dans sa fin et dans ses moyens. […]
L'art beau n'est véritablement art qu'en cette liberté propre."

Hegel, Esthétique.


L'art imite-t-il la nature ?

L'art imite la nature

L’épopée, et la poésie tragique comme aussi la comédie, l’art du poète de dithyrambe et, pour la plus grande partie, celui du joueur de flûte et de cithare, se trouvent tous être, d’une manière générale, des imitations. Mais ils diffèrent les uns des autres par trois aspects : ou bien ils imitent par des moyens différents, ou bien ils imitent des objets différents, ou bien ils imitent selon des modes différents, et non de la même manière.
Aristote, Poétique, I


A l’origine de l’art poétique dans son ensemble, il semble bien y avoir deux causes, toutes deux naturelles. Imiter est en effet, dès leur enfance, une tendance naturelle aux hommes – et ils se différencient des autres animaux en ce qu’ils sont des êtres fort enclins à imiter et qu’ils commencent à apprendre à travers l’imitation –, comme la tendance commune à tous, de prendre plaisir aux représentations ; la preuve en est ce qui se passe dans les faits : nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes d’animaux les plus méprisés et des cadavres. Une autre raison est qu’apprendre est un grand plaisir non seulement pour les philosophes, mais pareillement aussi pour les autres hommes – quoique les points communs entre eux soient peu nombreux à ce sujet. On se plaît en effet à regarder les images car leur contemplation apporte un enseignement et permet de se rendre compte de ce qu’est chaque chose, par exemple que ce portrait-là, c’est un tel ; car si l’on se trouve ne pas l’avoir vu auparavant, ce n’est pas en tant que représentation que ce portrait procurera le plaisir, mais en raison du fini dans l’exécution, de la couleur ou d’une autre chose de ce genre.
Aristote, Poétique, chap. IV


Ce qui caractérise la peinture européenne du début du XIVe siècle à la fin du XIXe siècle, c’est qu’elle se fait sous le principe de l’imitation de la nature. Certains peintres à certains moments pensent même que les images qu’ils représentent sont vraies : il y a une vérité de la représentation. C’est en tout cas ce que prétend chercher et exiger du peintre le Florentin Leon Battista Alberti dans son texte de 1435, De la peinture, où il fonde la théorie de la peinture classique, et j’entends par là la peinture d’imitation, qui va depuis le texte d’Alberti jusqu’à l’impressionnisme – car l’impressionnisme continue à faire de la perspective : il y a des allées de peupliers de Monet qui sont de la parfaite perspective.
Daniel Arasse, Histoires de peintures, chap. 3


Mais l'art ne reproduit pas servilement les faits ou les apparences
De ce qui a été dit résulte clairement que le rôle du poète est de dire non pas ce qui a réellement eu lieu mais ce à quoi on peut s’attendre, ce qui peut se produire conformément à la vraisemblance ou à la nécessité. En effet, la différence entre l’historien et le poète ne vient pas du fait que l’un s’exprime en vers ou l’autre en prose (on pourrait mettre l’œuvre d’Hérodote en vers, et elle n’en serait pas moins de l’histoire en vers qu’en prose) ; mais elle vient de ce que l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre ce à quoi l’on peut s’attendre. Voilà pourquoi la poésie est une chose plus philosophique et plus noble que l’histoire : la poésie dit plutôt le général, l’histoire le particulier. Le général, c’est telle ou telle chose qu’il arrive à tel ou tel de dire ou de faire, conformément à la vraisemblance ou à la nécessité ; c’est le but visé par la poésie, même si par la suite elle attribue des noms aux personnages. Le particulier, c’est ce qu’a fait Alcibiade, ou ce qui lui est arrivé.

Aristote, Poétique, IX


Le romancier, au contraire, qui prétend nous donner une image exacte de la vie, doit éviter avec soin tout enchaînement d’événements qui paraîtrait exceptionnel. Son but n’est point de nous raconter une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à penser, à comprendre le sens profond et caché des événements. A force d’avoir vu et médité il regarde l’univers, les choses, les faits et les hommes d’une certaine façon qui lui est propre et qui résulte de l’ensemble de ses observations réfléchies. C’est cette vision personnelle qu’il cherche à nous communiquer en la reproduisant dans un livre. (…)
Mais en se plaçant au point de vue même de ces artistes réalistes, on doit discuter et contester leur théorie qui semble pouvoir être résumée par ces mots : « Rien que la vérité et toute la vérité. »
Leur intention étant de dégager la philosophie de certains faits constants et courants, ils devront souvent corriger les événements au profit de la vraisemblance et au détriment de la vérité, car :
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.
Le réaliste, s’il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même.
Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journée, pour énumérer les multitudes d’incidents insignifiants qui emplissent notre existence. Un choix s’impose donc. (…)
La vie encore laisse tout au même plan, précipite les faits ou les traîne indéfiniment. L’art, au contraire, consiste à user de précautions et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées, à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les événements essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation profonde de la vérité spéciale qu’on veut montrer.
Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession.
J’en conclus que les Réalistes de talent devraient s’appeler plutôt des Illusionnistes.


Guy de Maupassant, « Le roman », préface à Pierre et Jean (1888)


L'art est supérieur à la nature car il exprime la pensée

D’une façon générale, il faut dire que l’art, quand il se borne à imiter, ne peut rivaliser avec la nature, et qu’il ressemble à un ver qui s’efforce en rampant d’imiter un éléphant. Dans ces reproductions toujours plus ou moins réussies, si on les compare aux modèles naturels, le seul but que puisse se proposer l’homme, c’est le plaisir de créer quelque chose qui ressemble à la nature. Et de fait, il peut se réjouir de produire lui aussi, grâce à son travail, son habileté, quelque chose qui existe déjà indépendamment de lui. Mais justement, plus la reproduction est semblable au modèle, plus sa joie et son admiration se refroidissent, si même elles ne tournent pas à l’ennui et au dégoût. Il y a des portraits dont on a dit spirituellement qu’ils sont ressemblants à vous donner la nausée. Kant donne un autre exemple de ce plaisir qu’on prend aux imitations : qu’un homme imite les trilles du rossignol à la perfection comme cela arrive parfois, et nous en avons vite assez ; dès que nous découvrons que l’homme en est l’auteur, le chant nous paraît fastidieux ; à ce moment nous n’y voyons qu’un artifice, nous ne le tenons ni pour une œuvre d’art, ni pour une libre production de la nature.

Friedrich Hegel, Introduction à l’esthétique


D’après l’opinion courante, la beauté créée par l’art serait même bien au-dessous du beau naturel, et le plus grand mérite de l’art consisterait à se rapprocher, dans ses créations, du beau naturel. S’il en était vraiment ainsi, l’esthétique, comprise uniquement comme science du beau artistique, laisserait en dehors de sa compétence une grande partie du domaine artistique. Mais nous croyons pouvoir affirmer, à l’encontre de cette manière de voir, que le beau artistique est supérieur au beau naturel, parce qu’il est un produit de l’esprit. L’esprit étant supérieur à la nature, sa supériorité se communique également à ses produits et, par conséquent, à l’art. C’est pourquoi le beau artistique est supérieur au beau naturel. Tout ce qui vient de l’idée est supérieur à ce qui vient de la nature. La plus mauvaise idée qui traverse l’esprit d’un homme est meilleure et plus élevée que la plus grande production de la nature, et cela justement parce qu’elle participe de l’esprit et que le spirituel est supérieur au naturel.
Friedrich Hegel, Introduction à l’esthétique, chap. I, I, I


En disant donc que la beauté est idée, nous voulons dire par là que beauté et vérité sont une seule et même chose. Le beau, en effet, doit être vrai en soi. Mais, à y regarder de plus près, on constate une différence entre le beau et le vrai. L’idée, en effet, est vraie, parce qu’elle est pensée comme telle, en vertu de sa nature et au point de vue de son universalité. Ce qui s’offre alors à la pensée, ce n’est pas l’idée dans son existence sensible et extérieure, mais dans ce qu’elle a d’universel. Cependant, l’idée doit aussi se réaliser extérieurement et acquérir une existence définie, en tant qu’objectivité naturelle et spirituelle. Le vrai, comme tel, existe également, c’est-à-dire en s’extériorisant. Pour autant que, ainsi qu’extériorisé, il s’offre également à la conscience et que le concept reste inséparable de sa manifestation extérieure, l’idée n’est pas seulement vraie, mais elle est également belle. Le beau se définit ainsi comme la manifestation sensible de l’idée. (…)
C’est pourquoi l’entendement est incapable d’appréhender la beauté, car l’entendement, au lieu de chercher à atteindre cette unité, maintient séparés et indépendants les uns des autres les divers éléments dont elle est formée. (…) C’est la subjectivité, l’âme, l’individualité qui forme le lien de cet accord et représente la force qui le maintient en vigueur.

Friedrich Hegel, Esthétique (1832), I


L'art comme dévoilement d'une vérité

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L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible. 
Paul Klee
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 Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.
Boileau (cité par Schopenhauer)


La forme, c’est le fond qui remonte à la surface.
Victor Hugo



Qu’est-ce que dessiner ? Comment y arrive-t-on ? C’est l’action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible, qui semble se trouver entre ce que l’on sent et ce que l’on peut. Comment doit-on traverser ce mur, sachant qu’il ne sert à rien d’y frapper fort ? A mon avis on doit miner ce mur et le traverser à la lime, lentement et avec patience.

Lettre de Vincent Van Gogh à Théo, 22 octobre 1882


J’ai voulu susciter l’idée que ces gens qui mangent des pommes de terre à la clarté de leur lampe ont creusé la terre de leurs mains, ces mêmes mains avec lesquelles ils mangent, et ainsi cela suggère le travail manuel et un plat honnêtement gagné.
Lettre de Vincent à Théo, 30 avril 1885


J’ai essayé d’exprimer les terribles passions de l’humanité au moyen du rouge et du vert.
Lettre de Vincent à Théo, 8 septembre 1888


Dans mon tableau Le Café la nuit j’ai cherché à exprimer l’idée que le café est un endroit où l’on peut se ruiner, devenir fou, commettre des crimes. Alors j’ai cherché, par des contrastes de rose tendre et de rouge sang, de doux vert Louis XV et Véronèse, contrastant avec les jaune et les vert-bleu durs, tout cela dans une atmosphère de fournaise infernale, de soufre pâle, à exprimer comme la puissance des ténèbres d’un assommoir.
Et en même temps, avec un apparence de gaieté japonaise et la bonhomie du Tartarin…


Lettre de Vincent à Théo, 9 septembre 1888


La peinture linéaire pure me rendait fou depuis longtemps lorsque j’ai rencontré Van Gogh qui peignait, non pas des lignes ou des formes, mais des choses de la nature inerte comme en pleines convulsions.
Et inertes.
Comme sous le terrible coup de boutoir de cette force d’inertie dont tout le monde parle à mots couverts, et qui n’est jamais devenue si obscure que depuis que toute la terre et la vie présente se sont mêlées de l’élucider.
Or, c’est de son coup de massue, vraiment de son coup de massue que Van Gogh ne cesse de frapper toutes les formes de la nature et les objets.
Cardés par le clou de Van Gogh,
les paysages montrent leur chair hostile,
la hargne de leurs replis éventrés,
que l’on ne sait quelle force étrange est, d’autre part, en train de métamorphoser. (…)
Je crois que Gauguin pensait que l’artiste doit rechercher le symbole, le mythe, agrandir les choses de la vie jusqu’au mythe,
alors que Van Gogh pensait qu’il faut savoir déduire le mythe des choses les plus terre-à-terre de la vie.
En quoi je pense, moi, qu’il avait foutrement raison.
Car la réalité est terriblement supérieure à toute histoire, à toute fable, à toute divinité, à toute surréalité.

Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, 1947



Le langage des formes et des couleurs

L’âme étant, en règle générale, étroitement liée au corps, il est possible qu’une émotion psychique en entraîne une autre, correspondante, par association. Par exemple, la couleur rouge peut provoquer une vibration de l’âme semblable à celle produite par une flamme, car le rouge est la couleur de la flamme. Le rouge chaud est excitant, cette excitation pouvant être douloureuse ou pénible, peut-être parce qu’il ressemble au sang qui coule. Ici cette couleur éveille le souvenir d’un autre agent physique qui, toujours, exerce sur l’âme une action pénible. Si c’était le cas, nous trouverions facilement par l’association une explication des autres effets physiques de la couleur, c’est-à-dire non plus seulement sur l’œil mais également sur les autres sens. On pourrait par exemple admettre que le jaune clair a un effet acide, par association avec le citron. Mais il est à peine possible d’accepter de telles explications. A propos du goût de la couleur, les exemples ne manquent pas où cette explication ne peut être retenue. Un médecin de Dresde rapporte que l’un de ses patients, qu’il caractérise comme un homme d’un « niveau intellectuel très supérieur », avait coutume de dire qu’une certaine sauce avait immanquablement le goût de « bleu », c’est-à-dire qu’il la ressentait comme la couleur bleue. (…) Ce serait une sorte d’écho ou de résonance, comme cela se produit avec les instruments de musique dont les cordes, ébranlées par le son d’un autre instrument, s’émeuvent à leur tour. Des hommes d’une telle sensibilité sont comme l’un de ces bons violons dont on a beaucoup joué et qui, au moindre contact de l’archet, vibrent de toutes leurs cordes. Si l’on admet cette explication, il ne faut pas mettre l’œil uniquement en liaison avec le goût, mais également avec tous les autres sens. Certaines couleurs peuvent avoir un aspect rugueux, épineux, d’autres, par contre, donnent une impression de lisse, de velouté, que l’on a envie de caresser (le bleu outremer foncé, le vert de chrome, le carmin). Même la différence d’impression de chaud ou de froid des tons de couleurs repose sur cette sensation. (…) Enfin l’audition des couleurs est tellement précise qu’on ne trouverait certainement personne qui tente de rendre l’impression de jaune criard sur les basses d’un piano ou compare le carmin foncé à une voix de soprano.
Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, V


Il est maintenant facile de constater que la valeur de telle couleur est soulignée par telle forme, et atténuée par telle autre. En tout cas, les propriétés des couleurs aiguës sonnent mieux dans une forme aiguë (ainsi le jaune dans un triangle). Les couleurs profondes sont renforcées dans leur effet par des formes rondes (ainsi le bleu dans un cercle).
Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, VI


D’une manière tout à fait générale, la chaleur ou la froideur d’une couleur est une tendance au jaune ou au bleu. C’est là une distinction qui s’opère pour ainsi dire sur le même plan, la couleur conservant sa résonance de base, mais cette résonance de base devient de son côté plus matérielle, ou plus immatérielle. C’est un mouvement horizontal, le chaud sur ce plan horizontal allant vers le spectateur, tendant vers lui, alors que le froid s’en éloigne. (…) Si l’on fait deux cercles identiques et que l’on peint l’un en jaune et l’autre en bleu, on s’aperçoit, après une brève concentration sur ces cercles, que le jaune irradie, prend un mouvement excentrique et se rapproche presque visiblement de l’observateur. Le bleu, en revanche, développe un mouvement concentrique (comme un escargot qui se recroqueville dans sa coquille) et s’éloigne de l’homme. L’œil est comme transpercé par l’effet du premier cercle, alors qu’il semble s’enfoncer dans le second. (…) Si l’on essaie de rendre le jaune (cette couleur typiquement chaude) plus froid, il prend un ton verdâtre et perd immédiatement ses deux mouvements (horizontal et excentrique). Il prend ainsi un caractère quelque peu maladif et surnaturel, comme un homme plein d’énergie et d’ambition qui se trouve empêché par des circonstances extérieures d’exercer cette énergie et cette ambition. Le bleu, mouvement tout à fait opposé, freine le jaune, si bien qu’en continuant à ajouter du bleu, les deux mouvements contradictoires s’annihilent, produisant l’immobilité totale et le calme. Le vert apparaît. (…) Cette propriété du jaune, qui a une nette tendance vers les tons plus clairs, peut être amenée à une force et à un niveau insoutenables pour l’œil et l’esprit humains. A ce niveau, il sonne comme une trompette, jouée dans les aigus et de plus en plus fort, ou comme le son éclatant d’une fanfare.

Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, VI


Beauté, divinité et mysticisme

Diotime : Voilà donc quelle est la droite voie qu’il faut suivre dans le domaine des choses de l’amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre : c’est, en prenant son point de départ dans les beautés d’ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s’élever toujours, comme au moyen d’échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi.

Platon, Le Banquet, 211b-211c


Prenons, si l’on veut, deux masses de pierre placées l’une à côté de l’autre ; l’une est brute et n’a pas été travaillée ; l’autre a subi l’empreinte de l’artiste, et s’est changée en une statue de dieu ou d’homme, d’un dieu comme une Grâce ou une Muse, d’un homme qui est non pas le premier venu mais celui que l’art a créé en combinant tout ce qu’il a trouvé de beau ; il est clair que la pierre, en qui l’art a fait entrer la beauté d’une forme, est belle non parce qu’elle est pierre (car l’autre serait également belle), mais grâce à la forme que l’art y a introduite. Cette forme, la matière ne l’avait point, mais elle était dans la pensée de l’artiste, avant d’arriver dans la pierre ; et elle était dans l’artiste non parce qu’il a des yeux ou des mains, mais parce qu’il participe à l’art. Donc cette beauté était dans l’art, et de beaucoup supérieure ; car la beauté qui est passée dans la pierre n’est pas celle qui est dans l’art ; celle-ci reste immobile, et d’elle en vient une autre, inférieure à elle ; et cette beauté inférieure n’est pas même restée intacte et telle qu’elle aspirait à être, sinon dans la mesure où la pierre a cédé à l’art. (…) Méprise-t-on les arts parce qu’ils ne créent que des images de la nature, disons d’abord que les choses naturelles, elles aussi, sont des images de choses différentes ; et sachons bien ensuite que les arts n’imitent pas directement les objets visibles, mais remontent aux raisons d’où est issu l’objet naturel ; ajoutons qu’ils font bien des choses d’eux-mêmes : ils suppléent aux défauts des choses, parce qu’ils possèdent la beauté : Phidias fit son Zeus, sans égard à aucun modèle sensible ; il l’imagina tel qu’il serait, s’il consentait à paraître à nos regards.

Plotin, Ennéades (IIIe s.), V, 8

Art, vie et morale
  
L'art comme illusion agréable

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Nous avons l’art afin de ne pas mourir de la vérité.
Nietzsche, Werke, XVI, 248 
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Par quoi le mètre donne de la beauté. – Le mètre pose un voile sur la réalité ; il donne lieu à quelque artifice de langage, quelque indécision de pensée ; par l’ombre qu’il jette sur les idées, tantôt il cache, tantôt il fait ressortir. De même que l’ombre est nécessaire à plus de beauté, de même l’« obscur » est nécessaire à plus de clarté. – L’art rend supportable l’aspect de la vie en la recouvrant du voile de la pensée indécise.
Nietzsche, Humain, trop humain, I, § 151


Le poète trouble son eau pour la faire paraître profonde.
Nietzsche


Le poète mène triomphalement ses idées dans le char du rythme : car d’ordinaire celles-ci ne sont pas capables d’aller à pied.
Nietzsche, Humain, trop humain, I, 189


L’art favorise la vie en rendant l’horreur sublime et l’absurde comique.
Nietzsche


L'art apaise la volonté 

On appelle intérêt la satisfaction qui est liée pour nous à la représentation de l’existence d’un objet. Une telle représentation a donc toujours du coup une relation à la faculté de désirer, soit en tant qu’elle est son principe déterminant, soit en tant qu’elle est tout au moins nécessairement liée à son principe déterminant. Mais quand la question est de savoir si une chose est belle, ce que l’on veut savoir, ce n’est pas si l’existence de cette chose a ou pourrait avoir quelque importance pour nous-même ou pour quiconque, mais comment nous en jugeons quand nous nous contentons de la considérer (dans l’intuition ou la réflexion). Si quelqu’un me demande si je trouve beau le palais que j’ai devant les yeux, je peux toujours répondre que je n’aime pas ce genre de choses qui ne sont faites que pour les badauds ; ou bien, comme ce sachem iroquois, qui n’appréciait rien à Paris autant que les rôtisseries ; je peux aussi, dans le plus pur style de Rousseau, récriminer contre la vanité des Grands, qui font servir la sueur du peuple à des choses si superflues ; je puis enfin me persuader bien aisément que si je me trouvais dans une île déserte, sans espoir de revenir jamais parmi les hommes, et si j’avais le pouvoir de faire apparaître par magie, par le simple fait de ma volonté, un édifice si somptueux, je ne prendrais même pas cette peine dès lors que je disposerais déjà d’une cabane qui serait assez confortable pour moi. On peut m’accorder tout cela et y souscrire : mais là n’est pas le problème. En posant ladite question, on veut seulement savoir si cette pure et simple représentation de l’objet s’accompagne en moi de satisfaction, quelle que puisse être mon indifférence concernant l’existence de l’objet de cette représentation. (…) Il ne faut pas se soucier le moins du monde de l’existence de la chose, mais y être totalement indifférent, pour jouer le rôle de juge en matière de goût.
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, § 2


Ce qui donne au tragique, quelle qu’en soit la forme, son élan particulier vers le sublime, c’est la révélation de cette idée que le monde, la vie sont impuissants à nous procurer aucune satisfaction véritable et sont par suite indignes de notre attachement : telle est l’essence de l’esprit tragique ; il est donc le chemin de la résignation.

Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation, Supplément, chap. 37


Pour les poètes qu’on appelle sérieux, c’est-à-dire pour les poètes tragiques, si jamais quelques-uns venaient chez nous et nous posaient cette question : « Étrangers, pouvons-nous fréquenter chez vous, dans votre ville et votre pays, pour y apporter et représenter nos pièces ? Qu’avez-vous décidé sur ce point ? » Que répondrions-nous, pour bien faire, à ces hommes divins ? Pour moi, voici la réponse que je leur ferais : « Ô les meilleurs des étrangers, nous sommes nous-mêmes auteurs de la tragédie la plus belle et la meilleure que nous puissions faire. Notre plan de gouvernement n’est qu’une imitation de ce que la vie a de plus beau et de meilleur, et nous prétendons que cette imitation est la tragédie la plus vraie. Vous êtes poètes, et nous aussi dans le même genre. Nous sommes vos rivaux et vos concurrents dans le plus beau drame, celui qu’une loi vraie est seule capable de produire, comme nous en avons l’espoir. Ne comptez donc pas que nous vous permettrons jamais si facilement de dresser votre théâtre sur notre place publique, d’y introduire des acteurs doués d’une belle voix, qui parleront plus fort que nous, qui harangueront les enfants et les femmes et tout le peuple, et, au lieu de tenir sur les mêmes institutions le même langage que nous diront le plus souvent tout le contraire, car on pourrait dire que nous sommes complètement fous, mous et toute la cité, si nous vous permettions de faire ce que vous demandez à présent, avant que les magistrats aient examiné si le contenu de vos pièces est bon et convenable à dire en public, ou s’il ne l’est pas. Commencez donc, enfants des Muses voluptueuses, par montrer vos chants aux magistrats, pour qu’ils les comparent aux nôtres, et, s’ils jugent que vous dites les mêmes choses ou de meilleures, nous vous donnerons un chœur ; sinon, mes amis, nous ne saurions le faire. »
Platon, Lois, livre VII, 817b




L'art comme stimulant et la beauté comme promesse de bonheur

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La beauté est une promesse du bonheur.
Stendhal, De l’amour
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Attrait de l’imperfection. – Je vois ici un poète qui, comme tant d’hommes, exerce un plus grand attrait par ses imperfections que par ce qui sous sa main s’arrondit et prend une forme parfaite – c’est même sa suprême incapacité, bien plus que la richesse de sa force, qui lui confère son avantage et sa gloire. Son œuvre n’exprime jamais pleinement ce qu’il voudrait vraiment exprimer, ce qu’il voudrait avoir vu : il semble avoir eu l’avant-goût d’une vision, mais jamais cette vision elle-même : – mais son âme a conservé une formidable concupiscence pour cette vision, et c’est d’elle qu’il tire l’éloquence, tout aussi formidable, de son aspiration et de sa faim dévorante. Grâce à elle, il élève celui qui l’écoute au-dessus de son œuvre et de toutes les « œuvres » et lui donne des ailes pour atteindre les hauteurs où n’atteignent jamais sans cela les auditeurs : et ainsi, devenus eux-mêmes des poètes et des voyants, ils vouent à l’auteur de leur bonheur une admiration aussi grande que s’il les avait menés immédiatement à la contemplation de son objet le plus sain, de son objet suprême, que s’il avait atteint son but que s’il avait réellement vu et communiqué sa vision. Sa gloire tire profit de ce qu’il n’a pas réussi à atteindre son but.
Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, § 79


L'art est (et doit être) amoral


Suspendre le jugement moral ce n’est pas l’immoralité du roman, c’est sa morale. La morale qui s’oppose à l’indéracinable pratique humaine de juger tout de suite, sans cesse, et tout le monde, de juger avant et sans comprendre. Cette fervente disponibilité à juger est, du point de vue de la sagesse du roman, la plus détestable bêtise, le plus pernicieux mal. Non que le romancier conteste, dans l’absolu, la légitimité du jugement moral, mais il le renvoie au-delà du roman. Là, si cela vous chante, accusez Panurge pour sa lâcheté, accusez Emma Bovary, accusez Rastignac, c’est votre affaire ; le romancier n’y peut rien.
Milan Kundera, Les Testaments trahis, I


L’humour : l’éclair divin qui découvre le monde dans son ambiguïté morale et l’homme dans sa profonde incompétence à juger les autres ; l’humour : l’ivresse de la relativité des choses humaines ; le plaisir étrange issu de la certitude qu’il n’y a pas de certitude.

Milan Kundera, Les Testaments trahis, 1993


La création artistique et la question du génie

Le génie et l'inspiration

Ce n’est pas un art (…) qui se trouve en toi et te rend capable de bien parler d’Homère. Non, c’est une puissance divine qui te met en mouvement, comme cela se produit dans la pierre qu’Euripide a nommée Magnétis, et que la plupart des gens appellent Héraclée. [...] La Muse, à elle seule, transforme les hommes en inspirés du dieu. Et quand par l’intermédiaire de ces êtres inspirés, d’autres hommes reçoivent l’inspiration du dieu, eux aussi se mettent à la chaîne !
Platon, Ion, 533d-e


Le génie est la disposition innée de l’esprit (ingenium) par laquelle la nature donne ses règles à l’art.
Kant, Critique de la faculté de juger, § 46


Culte du génie par vanité. 
 
Pensant du bien de nous, mais n’attendant pourtant pas du tout de nous de pouvoir former seulement l’ébauche d’un tableau de Raphaël ou une scène pareille à celles d’un drame de Shakespeare, nous nous persuadons que le talent de ces choses est un miracle tout à fait démesuré, un hasard fort rare, ou, si nous avons encore des sentiments religieux, une grâce d’en haut. C’est ainsi que notre vanité, que notre amour-propre, favorise le culte du génie : car ce n’est qu’à condition d’être supposé très éloigné de nous, comme un miraculum, qu’il ne nous blesse pas (Goethe même, l’homme sans envie, nommait Shakespeare son étoile des hauteurs lointaines ; sur quoi l’on peut se rappeler ce vers : « Les étoiles, on ne les désire pas »). Mais abstraction faite de ces suggestions de notre vanité, l’activité du génie ne paraît pas le moins du monde quelque chose de foncièrement différent de l’activité de l’inventeur en mécanique, du savant astronome ou historien, du maître en tactique. Toutes ces activités s’expliquent si l’on se représente des hommes dont la pensée est active dans une direction unique, qui utilisent toutes choses comme matière première, qui ne cessent d’observer diligemment leur vie intérieure et celle d’autrui, qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens. Le génie ne fait rien que d’apprendre d’abord à poser des pierres, ensuite à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de travailler toujours à y mettre la forme. Toute activité de l’homme est compliquée à miracle, non pas seulement celle du génie : mais aucune n’est un « miracle ». – D’où vient donc cette croyance qu’il n’y a de génie que chez l’artiste, l’orateur et le philosophe ? qu’eux seuls ont une « intuition » ? (Mot par lequel on leur attribue une sorte de lorgnette merveilleuse avec laquelle ils voient directement dans l’« être » !). Les hommes ne parlent intentionnellement de génie que là où les effets de la grande intelligence leur sont le plus agréables et où ils ne veulent pas d’autre part éprouver d’envie. Nommer quelqu’un « divin » c’est dire : « ici nous n’avons pas à rivaliser ». En outre : tout ce qui est fini, parfait, excite l’étonnement, tout ce qui est en train de se faire est déprécier. Or personne ne peut voir dans l’œuvre de l’artiste comment elle s’est faite ; c’est son avantage, car partout où l’on peut assister à la formation, on est un peu refroidi. L’art achevé de l’expression écarte toute idée de devenir ; il s’impose tyranniquement comme une perfection actuelle. Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l’expression qui passent pour géniaux, et non les hommes de science. En réalité cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu’un enfantillage de la raison.

Nietzsche, Humain, trop humain, I, § 162



La joie féconde, la douleur enfante.
William Blake

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Il faut avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile dansante.
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
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De la pensée à l'image

La peinture transforme donc un texte en figures énigmatiques. Le travail du rêve, les opérations décrites par Freud pour rendre compte de ce travail que fait le rêve, transforment les pensées en images, tout comme un tableau. Toutes ces opérations de condensation, de prise en considération de la figurabilité, de déplacement et d’élaboration secondaire, sont très opératoires en ce qui concerne l’analyse de la peinture, pour ce travail propre de pensée de la peinture.

Daniel Arasse, Histoires de peintures, chap. 23

Autres pensées sur l'art

DORANTE : Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles, dont vous embarrassez les ignorants et nous étourdissez tous les jours. (…) Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public s’abuse sur ces sortes de choses, et que chacun ne soit pas juge du plaisir qu’il y prend ?

Molière, La Critique de l’école des femmes, Scène VI


Le débat entre ceux qui affirment que l’univers a été créé par Dieu et ceux qui pensent qu’il est apparu tout seul concerne quelque chose qui dépasse notre entendement et notre expérience. Autrement réelle est la différence entre ceux qui doutent de l’être tel qu’il a été donné à l’homme (peu importe comment et par qui) et ceux qui y adhèrent sans réserve.
Derrière toutes les croyances européennes, qu’elles soient religieuses ou politiques, il y a le premier chapitre de la Genèse, d’où il découle que le monde a été créé comme il fallait qu’il le fût, que l’être est bon et que c’est donc une bonne chose de procréer. Appelons cette croyance fondamentale accord catégorique avec l’être.
Si, récemment encore, dans les livres, le mot merde était remplacé par des pointillés, ce n’était pas pour des raisons morales. On ne va tout de même pas prétendre que la merde est immorale ! Le désaccord avec la merde est métaphysique. L’instant de la défécation est la preuve quotidienne du caractère inacceptable de la Création. De deux choses l’une : ou bien la merde est acceptable (alors ne vous enfermez pas à clé dans les waters !), ou bien la manière dont on nous a créés est inadmissible.
Il s’ensuit que l’accord catégorique avec l’être a pour idéal esthétique un monde où la merde est niée et où chacun se comporte comme si elle n’existait pas. Cet idéal esthétique s’appelle le kitsch.
C’est un mot allemand qui est apparu au milieu du XIXe siècle sentimental et qui s’est ensuite répandu dans toutes les langues. Mais l’utilisation fréquente qui en est faite a gommé sa valeur métaphysique originelle, à savoir : le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde ; au sens littéral comme au sens figuré : le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement inacceptable.

Milan Kundera, L’Insoutenable légèreté de l’être, VI, 5


Au royaume du kitsch s’exerce la dictature du cœur.
Kundera


Nous aurons fait en esthétique un grand pas lorsque nous serons parvenus non seulement à la compréhension logique mais à l’immédiate certitude intuitive que l’entier développement de l’art est lié à la dualité de l’apollinien et du dionysiaque comme, analogiquement, la génération – dans ce combat perpétuel où la réconciliation n’intervient jamais que de façon périodique – dépend de la différence des sexes. (…) Ces deux impulsions si différentes marchent de front, mais la plupart du temps en conflit ouvert, s’excitant mutuellement à des productions toujours nouvelles et de plus en plus vigoureuses afin de perpétuer en elles ce combat de contraires (…) jusqu’à ce qu’enfin, par un geste métaphysique miraculeux de la « volonté » hellénique, elles apparaissent accouplées l’une à l’autre et, dans cet accouplement, en viennent à engendrer l’œuvre d’art à la fois dionysiaque et apollinienne, la tragédie attique.
Pour nous rendre plus proches ces deux impulsions, représentons-les-nous d’abord comme les deux modes esthétiques distincts du rêve et de l’ivresse, dont les manifestations physiologiques offrent une opposition correspondant à celle de l’apollinien et du dionysiaque. (…) La belle apparence de ces mondes du rêve que tout homme enfante en artiste consommé est ce que présupposent l’ensemble des arts plastiques et même, nous le verrons, une large part de la poésie. (…) [N]otre être le plus intime, ce fonds souterrain qui nous est commun à tous, trouve à faire, dans le rêve, l’expérience d’un plaisir profond et d’une heureuse nécessité. (…) On pourrait (…) désigner Apollon comme la superbe image divine du principium individuationis, dont le geste et le regard nous disent tout le plaisir et toute la sagesse de l’« apparence », ensemble avec sa beauté. (…) 
 
Schopenhauer nous décrit la prodigieuse horreur qui s’empare de l’homme que désorientent soudain les formes conditionnant la connaissance des phénomènes (…). Si nous ajoutons à cette horreur l’extase délicieuse que la rupture du principium individuationis fait monter du fond le plus intime de l’homme, ou même de la nature, alors nous nous donnerons une vue de l’essence du dionysiaque que l’analogie de l’ivresse nous rendra plus proche encore. Que ce soit sous l’influence du breuvage narcotique dont parlent dans leurs hymnes tous les hommes et les peuples primitifs, ou lors de l’approche puissante du printemps qui traverse la nature entière et la secoue de désir, s’éveillent ces émotions dionysiaques qui, à mesure qu’elles gagnent en intensité, abolissent la subjectivité jusqu’au plus total oubli de soi.
Nietzsche, La Naissance de la tragédie, § 1


Il n’y a rien de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants comme sa pauvre et infirme nature. L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines. Moi, n’en déplaise à ces messieurs, je suis de ceux pour qui le superflu est nécessaire ; et j’aime mieux les choses et les gens en raison inverse des services qu’ils me rendent. Je préfère, à mon pot de chambre qui me sert, un pot chinois, semé de dragons et de mandarins, qui ne me sert pas du tout.

Théophile Gautier, Mademoiselle Maupin, 1835


[I]l me paraissait beau comme les deux longs filaments tentaculiformes d’un insecte ; ou plutôt, comme une inhumation précipitée ; ou encore, comme la loi de la reconstitution des organes mutilés ; et surtout, comme un liquide éminemment putrescible ! (…) Le grand-duc de Virginie, beau comme un mémoire sur la courbe que décrit un chien courant après son maître, s’enfonça dans les crevasses d’un couvent en ruines. Le vautour des agneaux, beau comme la loi de l’arrêt de développement de la poitrine chez les adultes dont la propension à la croissance n’est pas en rapport avec la quantité de molécules que leur organisme s’assimile, se perdit dans les hautes couches de l’atmosphère. (…) Le scarabée, beau comme le tremblement des mains dans l’alcoolisme, disparaissait à l’horizon.

Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant cinquième


La guerre est belle, car elle réalise pour la première fois le rêve d’un corps humain métallique. La guerre est belle, car elle enrichit un pré en fleurs des flamboyantes orchidées des mitrailleuses. La guerre est belle, car elle rassemble, pour en faire une symphonie, les coups de fusils, les canonnades, les arrêts du tir, les parfums et les odeurs de décomposition.

Marinetti, Manifeste sur la guerre d’Ethiopie, cité par Benjamin, op. cit.





  • Analyse cinématographique dans une perspective philosophique
    • Séquences étudiées 
      • a/ Analyse globale
      • b/ 2 séquences :
        • La première rencontre
        • La dernière rencontre.



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A une passante

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

Baudelaire
Les Fleurs du mal, 1857

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L'inaccessible beauté dans l'éphémère temporalité de l'éternité de l'instant 



DAS TRUNKENE LIED

O Mensch ! Gib acht !
Was spricht die tiefe Mitternacht ?
"Ich schlief, ich schlief,
Aus tiefem Traum bin ich erwacht :
Die Welt ist tief,
Und tiefer, als der Tag gedacht.
Tief ist ihr Weh,
Lust - tiefer noch als Herzeleid :
Weh spricht : "Vergeh !"
Doch alle Lust will Ewigkeit
Will tiefe, tiefe Ewigkeit !"

Friedrich NIETZSCHE
(1844 - 1900)

(Traduction française d'Henri Albert)

« Ô homme prends garde !
Que dit minuit profond ?
J'ai dormi, j'ai dormi -,
D'un rêve profond je me suis éveillé : —
Le monde est profond,
Et plus profond que ne pensait le jour.
Profonde est sa douleur -,
La joie — plus profonde que l'affliction.
La douleur dit : Passe et finis !
Mais toute joie veut l'éternité —
— veut la profonde éternité !" »

(Extrait de la 3e symphonie de G. Mahler, moment dans le film où l'on voit Gustav von Aschenbach composer)


Le magnétisme de la beauté. Montrer l'indicible.

Le jeu sur les antagonismes est constitutif du sens profond que l'auteur veut donner de son œuvre.
Que ce soit Thomas Mann, l'écrivain (La mort à Venise, 1912) ou Luchino Visconti qui réalise ce film, on retrouve dans les deux formes une même volonté de faire se confronter des pôles opposés. Venise, cité de l'amour, de la beauté et de la fête est montrée comme celle d'un déclin. La juxtaposition, dans le titre, de deux termes antithétiques annonce ce mouvement dans lequel nous serons pris. Le traitement qu'en fait Visconti est une pure vision cinématographique, faisant de Mort à Venise (1971), une expérience de mise en abîme de la contemplation, tant du personnage principal que du spectateur, et de l'impossibilité d'accéder, si ce n'est par les sens, à l'Absolu.
La mort rôde à chaque instant et dès les premières - somptueuses - images de l'arrivée de Gustav von Aschenbach à Venise, les signes de sa présence sont révélateurs (la fumée du bateau, le nom du navire, l'état méditatif, presque maladif de Aschenbach et la musique, bien entendu). On pense à Turner, lorsque Visconti dans un plan large sur la lagune avec ce ciel et le bateau, immortalise cet instant d'une beauté resplendissante au tempo de l'adagietto de la cinquième symphonie de Gustav Mahler.
Le beau et la mort sont les deux protagonistes principaux du film. C'est à partir d'une conception que possède le compositeur du Beau (flash-back avec son ami musicien) que nous comprenons l'enjeu du film et ce qui va se déterminer sous nos yeux. La contagion par le choléra qui, peut à peut, occupe une place de plus en plus stratégique est un personnage du film, plus caché, insidieux et pervers. Il n'est pas visible en tant que tel, mais seulement par les remèdes qu'on tente de lui opposer (chaux blanche dans les ruelles de la cité pour désinfecter, le chanteur ou le mort - le seul - à la gare). Les causes en sont multiples. Cette contagion qui irrigue Venise et le film est la métaphore de la mort et du désir qui envahit de plus en plus l'espace mental du compositeur mais aussi celui du spectateur. Elle se cache et elle est cachée, car aux yeux des touristes il faut préserver ce que représente la ville de Venise (image et aspect lucratif), qui ne peut être atteinte de la sorte. Un masque de plus dans la ville du Carnaval. Au même titre que celui que va porter Aschenbach, fabriqué de toute pièce, sur mesure pour ainsi dire. Un masque qui prendra l'allure d'un masque mortuaire que le soleil achèvera de faire fondre à la fin du film. Que cache t-il exactement ? Le passage du temps sur l’être et la maladie qui gagne peu à peu Aschenbach. La beauté apparente doit être préservée coûte que coûte. De l'écart entre ce que l'on voit et ce que l'on ressent, assimilé à ce que Aschenbach désire et ressent, Visconti en fait jaillir l’incapacité humaine de se défaire de son idéal et de l’inexorable passage du temps proustien. Toute la tragédie de l’Être réside précisément dans cette dichotomie entre la profondeur de ce qu'il désire, incarné par Tadzio, et ce qui lui est possible de réaliser. Serait-ce l'aveu d'un immense cinéaste, au sommet de son art, qui nous dévoile aussi son désarroi de créateur à montrer la Beauté dans toute sa splendeur, si ce n'est par la tragédie, le manque ou les conséquences qu'elle crée et qu'elle génère en nous ?

La question du désir et de son incarnation.
Dès la première rencontre dans le hall de l'hôtel, Aschenbach ressent une attraction à l'égard de ce jeune Tadzio. Visconti a cette volonté de filmer l'intuition du désir et l'attirance que le compositeur ressent dans une cohérence réaliste. L'inscription du personnage dans le décors et au milieu d'une foule ajoute à son regard une certaine transgression. On saura plus tard que Gustav von Aschenbach n'est pas homosexuel (flash-back avec sa femme) mais qu'il a une certaine conception apollinienne du Beau. A t-il trouvé l’incarnation à Venise de ce pour quoi il créait jusqu’alors et que le désir irrépressible envers ce jeune Tadzio sera l'occasion de se confronter à lui-même ? Car ce film est un affrontement permanent entre les forces intérieures du désir (transgression, inaccessibilité) et la contingence du Beau immanente à la réalité. Les éléments de luttes intérieures sont omniprésents dans les scènes de déambulation dans la cité "malade", dans cette volonté de vouloir paraître en cachant ce que l'on est (masques), dans les nombreux flash-back (discussion avec son ami sur la création, la perte de sa fille). Les scènes de plénitude vécues par Gustav von Aschenbach sont rares mais de ce fait donnent au récit une certaine épaisseur. Que l'on songe à ce retour de la gare sur le bateau où l'on lit sur son visage une joie extrême à l'idée de retrouver Tadzio ou le flash-back avec sa femme et sa fille dans la campagne verdoyante évoque une paisible et heureuse situation. L'Idée est ce que l'on crée en soi pour soi sans tenir compte nécessairement des impérieuses nécessités du réel, et notamment dans ce cas du désir de l'autre (celui du jeune Tadzio) et de la contagion qui envahit Venise. Nous revenons à la conception idéelle et idéale que Aschenbach possède de son art et du monde. L'artiste est celui qui, malgré tout, possède cette faculté de s'extraire du Réel pour proposer un matériau sensible intimement lié à ce qu'il est intrinsèquement.

Le rapprochement entre le compositeur Gustav Mahler (réel) et Gustav von Aschenbach (personnage de fiction, écrivain chez T. Mann, compositeur chez Visconti) fait aussi partie intégrante de cette confrontation entre la réalité et la fiction ou du matériau sensible avec le monde des idées. On sait que l'écrivain vouait une grande admiration pour le compositeur et son décès en 1911, soit un an avant la publication de son roman n'est pas fortuite coïncidence. Il en est de même pour Visconti avec la musique (Senso avec la 7e de Bruckner et son travail de metteur en scène de théâtre et d'opéra) ou l'histoire (Ludwig, Le guépard, Les damnés). Ils recherchent tout deux une adéquation symbolique entre le rapport biographique et la pure fiction. Ils sont eux-mêmes conscients et soucieux de cette incidence du réel dans leur processus de création.
Toute la force symbolique du film réside dans cette constante ambiguïté entre le personnage et l'homme historique. La force du destin est à l’œuvre dans une analogie biographique qui n'a de sens que symbolique. Elle métaphorise le processus de création au sein d'une lutte intérieure duale et fatale. Le soucis de Visconti (ou T. Mann) n'est pas tant de proposer un film sur la vie de Mahler mais, en prélevant un matériau à base de faits réels (perte de sa fille par exemple), il insuffle à son film une puissance tragique qui offre de la création une autre perspective, une vision d'artiste qui regarde un autre artiste. Une fiction devient réelle, c'est à dire réaliste (pour le spectateur) et s'approche d'une vérité dès lors que la réalité embrasse l'Histoire. Les éléments du film deviennent un condensé existentiel, où chacun des détails distillés par le scénario, éclaire d'un sens philosophique un propos universel sur le sens du beau et de l'acte de création.


La musique de Mahler dans le film tient - presque - le rôle le plus important et notamment l'utilisation que fait Visconti de l'adagietto de la 5e. Dés le début du film le tempo du film est donné par celui de ce mouvement. L'immersion du spectateur dans la beauté et la profondeur seront indissociables des sentiments qu'il va éprouver tout au long du film et de leur inexorabilité. Ce mouvement devient, à l'instar du leitmotiv wagnerien, le thème principal du mouvement intérieur qui anime Aschenbach et celui d'un mouvement rattaché à la condition du spectateur. En utilisant de façon systématique et récurrente cet adagietto, Visconti crée une œuvre complète et que seul le cinéma permet, un "opéra psychologique".
Sur la plage du Lido, à un moment où Aschenbach (littéralement "cendres de bach") revoit Tadzio nous assistons à l'acte de création d'une œuvre musicale. Pour l'illustrer Visconti utilise la 3e symphonie de Mahler ("O Mensch !", voir ci-dessus texte de Nietzsche). Ce sera l'unique fois où nous entendrons ces notes qui se distinguent le l'adagietto de la 5e (musique extra-diégétique*). Elles retranscrivent ce que le personnage compose. Il se rend à sa table pour y écrire sa partition. Visconti montre comment la beauté (dont la source est rélle) influe sur le processus de création de Aschenbach et il nous donne à voir et surtout à entendre le résultat de ce lien. C'est sans doute le moment le plus émouvant du film (dans sa version optimiste) où l'on voit l'artiste, dans toute sa plénitude, mu par des forces qui agissent en lui pour engendrer une oeuvre. Le dialogue avec son ami compositeur (flash-back du début) prend alors tout son sens et l'on perçoit, malgré tout, la puissance des forces créatrices (contraires à celles que le personnage prônait). Une fois de plus le lien entre le compositeur viennois et le personnage du film nous rappelle cette volonté de Visconti d'associer réalité et fiction pour donner plus de force à son discours. Ainsi, nous sommes plongés dans l'esprit de Aschenbach / Mahler, non comme une abstraction, mais comme une réalité que nous éprouvons. Cette expérience presque sensorielle participe de l'émotion du spectateur. La dernière séquence du film en est une quintessence. 

Analyse de deux séquences :
1/ La première rencontre.
2/ La dernière rencontre.
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SL


  • Fiche technique du film

Titre français : Mort à Venise
Titres originaux : Morte a Venezia et Death in Venice
Réalisateur : Luchino Visconti
Assistants réalisateur : Albino Cocco, Paolo Pietrangeli
Scénario : Luchino Visconti et Nicola Badalucco, adapté de la nouvelle La Mort à Venise, de Thomas Mann et également inspiré du roman Le Docteur Faustus, de Thomas Mann
Production : Luchino Visconti
Producteur associé : Robert Gordon Edwards
Producteur exécutif : Mario Gallo
Sociétés de production : Alfa Cinematografica, Production Editions cinématographiques françaises (Paris)
Société de distribution : Warner Bros.
Directeur de la photographie : Pasquale De Santis
Musique : Gustav Mahler (symphonie n°3 et adagietto de la 5e symphonie), Modeste Moussorgski (Berceuse), Ludwig van Beethoven (Pour Elisa) et Franz Lehár (Valse de la veuve joyeuse)
Décors : Ferdinando Scarfiotti
Costumes : Piero Tosi
Montage : Ruggero Mastroianni
Pays d’origine : Italie
Langue : anglais
Format : Couleurs - 35 mm
Durée : 132 minutes
Tournage : avril-août 1970
Date de sortie : France : 4juin1971 
Genre : drame

Source : Wikipédia



B/ PROGRAMME DE PHILOSOPHIE 

  •   Notions du programme 

    • L'Art
    • L'interprétation
    • L'existence et le temps
     
  • Notions philosophiques induite
    • Le beau
    • Le sensible, l'intelligible
    • Le réel
    • La réalité 
    • La fiction
    • La création
    • La maladie
    • La mort 
    • Le dionysiaque et l'apollinien  

      • L'idéal et le réel (repère)



  • Sujets de philosophie
    • Sujets possibles :
       
      • Peut-on être indifférent à la beauté ?
      • L'Art est-il imitation de la nature?
      • L'homme a-t-il besoin de l'art ?
      • L'art est-il le dévoilement d'une vérité?
      • L’œuvre d’art nous éloigne t-elle ou nous rapproche t-elle du réel ? 
       
    • Sujet traité avec corrigé :

  • Philosophes concernés 
    • Lucrèce
    • Aristote
    • Platon
    • Plotin
    • Hume
    • Kant
    • Hegel
    • Schopenhauer
    • Nietzsche
    • Freud  
    • Foucault
       
    • Écrivains et artistes concernés
      • Maupassant
      • Baudelaire
      • Van Gogh
      • Proust 
      • Kandisky
      • Artaud
      • Kundera


    • Liens avec d'autres films du cycle :
      • Match Point (beauté, attirance, désir, mort)



    C/ TESTS ET EXERCICES 

    • Questions de recherches cinématographiques 
      • Thématiques de la mort et de la beauté au cinéma.  
        • Pourquoi ces deux thématiques ou notions sont souvent misent en relation dans les films ? Donner 3 raisons. 
        • A quel mythe fondateur font-elles référence ? 
        • Quelle fiction littéraire est associée à ces thèmes ? 
        • Donner 5 films qui mettent en lien ces deux thématiques. 
        • L. Visconti a réalisé son premier film au cour de quelle période du cinéma ?
          • Quelles en sont les caractéristiques fondamentales ?
          • Quel est le réalisateur phare de ce mouvement ?
            • Citer 4 films.
            • Citer les plus grands réalisateurs avec un film liés à ce mouvement.
          • Qu'est ce qui distingue Visconti des autres réalisateurs de cette période ?

    • Questions de culture philosophique

    • Suggestions et réponses